Par les soins de la France et de son représentant Laurent Fabius, le projet d’accord intérimaire entre les « Six » (1) et l’Iran a été sèchement bloqué le 9 novembre dernier à Genève.
Fabius avait décelé dans ce projet un possible « jeu de dupes », un excès de concessions et une absence de garanties, s’étonnant du passage à la trappe des trois questions essentielles pour éviter un Iran nucléaire : le statut du réacteur à eau lourde d’Arak, le devenir du stock d’uranium déjà enrichi à 20%, et l’autorisation donnée à l’Iran de poursuivre l’enrichissement.
Une fois l’échec avéré, les Iraniens suivis par les Américains, ont instamment demandé la convocation d’une nouvelle session de négociations à très bref délai. Celle-ci a aussitôt été fixée au 20 novembre. À l’évidence les deux partenaires entendent obtenir une signature dans la foulée, au prix de modifications minimes. En effet quelques jours ne peuvent suffire pour réagencer sérieusement le projet. Mais ils permettent d'exercer d’intenses pressions sur la France et d’autres membres du groupe des « six » qui pourraient évoluer dans la direction de la position française.
La question se pose donc : la France va-t-elle maintenir son refus à Genève, le 20 novembre, ou bien va-t-elle se ranger aux exigences de l’Oncle Sam ?
Pour y répondre il est nécessaire de bien identifier les motifs qui ont amené la France à la prise de position forte du 9 novembre, apparemment lucide et déterminée. Si ces derniers sont circonstanciels ou anecdotiques (ce n’est pas totalement impossible après tout), on peut attendre à ce que la France rentre dans le rang. Si au contraire les raisons qui ont poussé Paris touchent à des intérêts essentiels, la France confirmera son refus. L’attitude qu’elle prendra les 20 et 21 novembre nous dira donc clairement pourquoi elle a renversé la table au soir du 9 novembre. Les motifs possibles de l'Élysée, le vrai commanditaire, sont classés ci-dessous par ordre d'importance croissante.
1. Parmi les motifs circonstanciels on peut évoquer le besoin de François Hollande de rendre à sa présidence un peu d’autorité au moment où les trois quart des Français disent détester sa politique intérieure et la contestent désormais dans la rue, à travers une multitude de collectifs professionnels ou locaux. Malgré les cinq années de sarkozisme, l’anti américanisme a de beaux restes et il demeure un thème de rassemblement en France. Le refus français pouvait activer cette corde-là et en tirer un bénéfice intérieur.
On peut aussi penser à une espèce de susceptibilité d’État. Hollande a été bien seul quand il a fallu aller au Mali, et la conseillère de sécurité nouvellement nommée d’Obama, Mme Susan Rice, avait qualifié l’opération de « crap », de « merdier » en français. Quand elle est silencieuse par nécessité, l’amertume devient douleur. Et Obama n’a pas hésité quelques mois plus tard à planter là le président français embringué dans une abracadabrante intervention en Syrie. Le bougre, qui s'était répandu en déclarations martiales, eut beaucoup à faire pour sauver la face. Un épisode qui a dû laisser d'autres souvenirs cuisants à l’Élysée.
2. Les motifs économiques et financiers du veto français sont moins circonstanciels. L’Arabie saoudite, le Qatar, les Émirats arabes Unis et les autres États sunnites du Golfe, cibles privilégiées de l’expansionnisme perse, sont furieusement opposés aux noces américano-iraniennes. L’accord intérimaire propulsé par Washington matérialise pour eux la trahison occidentale. Le holà mis par la France, perçu par eux comme salutaire, permettait d’escompter des contreparties tangibles au moment où l'hexagone connait un déficit cruel de compétitivité et d’emplois. La décision française pourra sans doute élargir les ventes d’armes dans le Golfe (en août, dans un climat de convergence de vues sur la Syrie, Paris aurait déjà signé 1,3 milliards de dollars de contrats d'armements avec l’Arabie saoudite). Elle tend aussi à susciter de nouveaux investissements arabes en France, financiers et économiques. L’Arabie saoudite est présente dans l’agriculture française, elle vient de sauver la firme Doux, et son champ d’action s'ouvrira à tous les secteurs. Ne parlons pas du Qatar et des autres théocraties dont l’énorme assise financière provoque en France des hallucinations proches de celles que ressent le voyageur assoiffé dans le feu du désert oriental.
3. Depuis de Gaulle, la France est en quête d’une position d’influence dans le monde arabe, lui permettant de confirmer un statut d’acteur mondial, titulaire d’un droit de veto à l’ONU, que sa démographie et son économie sont loin de justifier. Indice de son ambition, la France dispose du second appareil diplomatique au monde, et depuis les accords Sykes Picot de 1916, elle veut avoir voix au chapitre sur ce qui concerne le Liban, la Syrie, Israël, et tout le Proche-Orient. Le renversement d’alliances actuel des Américains lui ouvre un espace politique et stratégique inespéré dans une part essentielle du monde sunnite. De ce point de vue le refus française de l'accord intérimaire de Genève s’inscrit dans le sillon ouvert par Nicolas Sarkozy : une présence militaire même symbolique dans le Golfe, des liens renforcés avec les théocraties sunnites, une opposition ferme au régime de Assad, et par ricochet une confrontation plus ou moins aigüe avec l’Iran. Dans cette logique, le soutien français à l’opposition syrienne malgré ses violents arômes de djihad, et le refus de l’expansionnisme et du programme nucléaire de l’Iran, sont les deux faces d’une même médaille. Refuser un accord ouvrant la voie à la reconnaissance d’un droit de l’Iran à la bombe est en même temps la conséquence de cette orientation stratégique de la politique étrangère française, et le moyen de l’amplifier.
Cette politique a des aspects particulièrement retors. La France, proche du Qatar et de l’Arabie saoudite, tolère leurs accointances avec les Frères musulmans et al Qaeda à l’Est de l’Afrique, mais elle combat les mêmes djihadistes les armes à la main à l’Ouest du continent. Elle écrase Israël de tout son poids dans les instances internationales (ONU, UNESCO) : elle se répand en menaces dans les forums internationaux, elle tient les premiers rôles dans le processus de délégitimation mondiale de l’État juif, mais elle collabore activement avec lui sur le plan du renseignement et de la lutte contre les menées terroristes commanditées par l'Iran, incessantes dans la Corne de l'Afrique, en Somalie, au Kenya et dans les pays où sévit un arc AQMI en formation.
4. Un dernier motif, sans doute le plus décisif, a pu aussi contribuer au coup d’éclat de la France à Genève : la perception de la menace iranienne directe sur l'hexagone. La France est tout à fait conscience que le régime iranien est entre les mains d’une phalange quasi mafieuse (2) très minoritaire qui survit par la terreur comme naguère le régime soviétique. Comme tous les totalitarismes le régime iranien trouve sa raison d’être dans une double fuite en avant : l’expansionnisme géo-stratégique, et la promotion d’une idéologie fanatique et guerrière. Dotée d’armes nucléaires et de moyens balistiques cette phalange devient une menace concrète pour le Moyen-Orient dans son ensemble, mais aussi pour l’Europe. Le premier ministre anglais Cameron s’alarmait après une rencontre avec ses services de renseignement : « L’Iran est en train de développer des missiles nucléaires capables de frapper Londres ! » (3) Ils peuvent aussi frapper Paris ou Rome.
La menace en soi de l’Iran nucléaire se double du risque évident de prolifération. Selon la BBC, l’Arabie saoudite aurait d’ores et déjà des bombes nucléaires en commande auprès du Pakistan dont elle a largement financé la nucléarisation (4). Même si l’information n’est pas confirmée, on voit mal la Turquie, l’Égypte et l’Arabie saoudite rendre les armes sans combattre. Des responsables de ces pays évoquent mezzo vocce l’hypothèse de leur nucléarisation. (5) Ces armes de destruction massive, entre les mains de régimes autoritaires ou dictatoriaux dans la zone la plus instable du monde, posent un vrai défi au monde civilisé, au moins à l’Europe.
La France pourrait avoir agi à Genève en toute rationalité, en fonction de la menace que ferait courir un Iran nucléaire à sa propre sécurité nationale, le premier domaine de responsabilité du sommet de l’État. De ce point de vue la vraie interrogation est celle de Raphael Ahren « [Il y a] une question différente…. Non pas pourquoi la France a choisi de faire face seule à cet accord…mais plutôt pourquoi les autres puissances majeures ont pu en considérer les termes comme acceptables ? » (6)
La France a eu beaucoup de raisons de faire obstacle à la proposition américano-iranienne. Ce qui est stupéfiant, c’est que plusieurs autres pays, principalement le Royaume uni et l’Allemagne, qui devraient partager une bonne part de ses craintes, la part la plus « stratégique », la prolifération et la sécurité nationale, sont restés muets. Ils ont à l’évidence privilégié le court terme, des marchés en concurrence avec la France pour le Royaume Uni, le partenariat avec des firmes iraniennes pour l’Allemagne, les perspectives alléchantes de la modernisation du secteur iranien de l’énergie, etc.
Ce qui fait craindre un renoncement de la France, c’est son isolement. L’Europe a donné à Genève une image de sa division, c’est-à-dire de son impuissance, sur un enjeu pourtant essentiel pour elle. C’est à la diplomatie française de déployer tous ses moyens pour convaincre ses partenaires naturels, mais aussi la Russie et la Chine qui peuvent être sensibles aux risques d’un Moyen Orient encore plus déstabilisé. Si la France s'est contentée de faire "un coup" le 9 novembre à Genève pour rentrer dans le rang dix jours après, c'est qu'elle a agi en fait à la surface des évènements, et qu'elle privilégie les motifs circonstanciels, la susceptibilité d’État, le petit calcul politicien, quelques marchés, au détriment des intérêts fondamentaux du pays et de l'Europe.
Notes
1 - Les 5 titulaires d'un droit de veto au Conseil de Sécurité de l'ONU plus l'Allemagne
2 - Le "guide suprême" Khamenei est à la tête d'un monstrueux empire financier de 95 milliards de dollars construit sur des "saisies" Voir Khamenei controls vast financial empire built on property seizures Steve Stecklow, Babak Dehghanpisheh et Yeganeh Torbati, Reuters, 11 novembre 2013 http://www.reuters.com/article/2013/11/11/iran-setad-properties-idUSL3N0IP32O20131111
3 - Iran trying to build nuclear missiles capable of hitting London, Cameron warns MPs, Jason Groves, Daily Mail, 7 mars 2012 http://www.dailymail.co.uk/news/article-2111307/Iran-trying-build-nuclear-missiles-capable-hitting-London-Cameron-warns-MPs.html
4 - Saudi nuclear weapons 'on order' from Pakistan Mark Urban, BBC, 6 November 2013 http://www.bbc.co.uk/news/world-middle-east-24823846
5 - As Iran closes in on nuclear capability, regional states pursue their own programs Ariel Ben Solomon Jerusalem Post, 31 octobre 2013
http://www.jpost.com/Middle-East/As-Iran-closes-in-on-nuclear-capability-regional-states-pursue-their-own-programs-330226
6 - Why France stood alone to scuttle Iran deal Raphael Ahren, Times of Israel ,10 Novembre 2013 http://www.timesofisrael.com/why-france-stood-alone-to-scuttle-iran-deal/
Par Jean-Pierre Bensimon, le 15 novembre 2013
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