Pour nous faire une idée de la façon dont un régime iranien nucléarisé pourrait se comporter une fois le dos au mur, il nous faut passer en revue la façon dont d’autres dirigeants, notamment disposant d’armes de destruction massive, ont agi lorsque leur régime était menacé :
Fidel Castro durant la crise des missiles de Cuba, Saddam Hussein après la première guerre du Golfe et Bashar al Assad pour la crise syrienne actuelle sont autant d’illustrations de comportements potentiellement irrationnels que l’on peut attendre de la part de puissants, habitués à imposer leurs volontés, lorsqu’ils voient poindre la fin de leurs jours. Ce passage en revue n’augure rien de bon pour les voisins de l’Iran – et tout particulièrement pour Israël –, lesquels doivent tous envisager ce que recèlerait l’avènement nucléaire dans un pays qui est loin d’être à l’abri des raz-de-marée de protestations qui ont déjà renversé plusieurs régimes dans la région. Tout autorise à penser que la « révolution verte » qui avait échoué en 2009-2010 trouvera, en Iran, un second souffle encore plus puissant.
Cuba, 1962
Le comportement de Fidel Castro durant la crise des missiles de Cuba remet directement en cause la perception, longtemps entretenue, qu’un dirigeant, quel qu’il soit, renoncerait à lancer une attaque nucléaire contre un État lui-même doté de l’arme atomique car cela serait suicidaire. Hormis cette crise, on ne trouve guère dans l’historique personnel de Fidel Castro d’éléments donnant à penser que c’était un homme irrationnel ou enclin à des comportements extrêmes. Rappelons qu’il a dirigé pendant des années une armée de guérilleros tout à fait disciplinée, qu’il a réussi à renverser le dictateur Fulgencio Batista en janvier 1959, qu’il a contrecarré un embargo américain et que sa longévité au pouvoir trouve peu d’équivalents dans notre époque moderne.
Et pourtant, le comportement de Fidel Castro pendant la crise des missiles de Cuba illustre la façon dont des dirigeants, même avisés, peuvent agir de façon autodestructrice lorsqu’ils sentent que le pouvoir risque de leur échapper. Comme chacun sait, les États-Unis se sont aperçu, en octobre 1962, que les Soviétiques avaient installé à Cuba des missiles nucléaires d’une portée suffisante pour atteindre une bonne partie du territoire américain continental. Après l’instauration du blocus naval de Cuba par les Américains, la crise trouva sa conclusion lorsque le premier ministre soviétique, Nikita Khrouchtchev, convint de retirer les missiles en échange de l’engagement américain de ne pas envahir Cuba et de celui, pris en secret, de retirer les missiles américains Jupiter de Turquie. Ce que l’on sait moins, toutefois, c’est que durant les 13 jours mémorables que dura la crise, Castro ne cessa de plaider en faveur d’une frappe nucléaire contre les États-Unis, laquelle aurait pu facilement provoquer une conflagration nucléaire mondiale en même temps que la totale annihilation de Cuba.
Alors que la crise atteignait son paroxysme et que les navires de guerre soviétiques cinglaient vers le blocus américain, Castro adressa, le 26 octobre, une lettre à Khrouchtchev l’implorant de déclencher une attaque préventive nucléaire contre les États-Unis. Cette lettre, aujourd’hui du domaine public, soutenait qu’une attaque américaine contre Cuba était imminente – « d’ici 24 à 72 heures » –, justifiant de façon impérative une première frappe soviétique contre les États-Unis. Khrouchtchev, horrifié, répondit en exhortant Castro à la patience et en lui rappelant qu’un échange nucléaire, outre qu’il retarderait l’avènement du socialisme, aurait pour effet de dévaster Cuba. Mais le sort de son régime était, pour Fidel Castro, plus important que la survie des millions de personnes composant son peuple, pour ne rien dire des populations de l’Union soviétique et des États-Unis. Chose encore plus alarmante, Fidel Castro était prêt à l’holocauste nucléaire même si celui-ci n’était pas de nature à sauver son régime. En d’autres termes, tout ce qu’il en aurait retiré était la destruction des États-Unis – et, partant, de l’Union soviétique – pour avoir eu la témérité de vouloir abattre son régime. On voit donc que le monde n’a pas été sauvé par la modération ni le rationalisme de Fidel Castro, mais bien par le fait qu’il n’avait pas les moyens de déclencher une guerre nucléaire.
Iraq, 1991
En août 1990, l’Iraq envahit le Koweït et l’incorpore à son territoire en tant que dix-neuvième province. Outrés par l’agression flagrante de Saddam Hussein, les États-Unis et la coalition qui les appuie lancent, en janvier 1991, des raids aériens contre l’Iraq, suivis d’une invasion terrestre au mois de mars. Alors que les troupes de la coalition se déversent en territoire koweïtien, mettant en déroute les forces iraquiennes, il devient rapidement évident pour Saddam Hussein que, non seulement sa conquête du Koweït n’a été qu’éphémère, mais que si les troupes de la coalition poursuivent leur avancée jusqu’à Bagdad, il risque fort d’être renversé. C’est confronté à cette situation périlleuse que Saddam Hussein décide de frapper en accomplissant un acte de vandalisme environnemental dénué de toute utilité et visant uniquement à utiliser les moyens à sa disposition pour faire le plus de mal possible au plus grand nombre. C’est ainsi qu’il ordonne à ses troupes de mettre le feu aux puits de pétrole koweïtiens. Les forces iraquiennes s’exécutent, laissant plus de 700 puits en feu dans le sillage de leur retraite. Pendant plus de huit mois les incendies font rage, provoquant un nuage de fumée et de suie qui couvre plusieurs millions de kilomètres carrés dans la région du golfe Persique, y compris en territoire iraquien. Et pour faire bonne mesure, Saddam Hussein fait déverser entre quatre et six millions de barils de pétrole dans le golfe Persique, créant une nappe qui souille plus de 1 200 kilomètres de littoral saoudien, koweïtien et iraquien.
La transformation en torches des puits de pétrole ordonnée par Saddam Hussein mérite d’être examinée pour plusieurs raisons. En premier lieu, elle n’avait pas de justification logique, étant donné qu’elle ne contribuait en rien à la sécurité ou au bien-être économique de l’Iraq. Il s’agissait de détruire pour détruire, dans un acte de vengeance pure et simple. Deuxièmement, s’il est vrai que les déclarations américaines précédant la guerre pouvaient bien être interprétées comme indiquant que les États-Unis ne tenaient pas à se trouver impliqués dans la défense du Koweït, la position américaine quant à toute destruction de puits de pétrole était, elle, dépourvue de toute ambigüité. En effet, dans une lettre délivrée au gouvernement iraquien en janvier 1991, le président George H. W. Bush indiquait clairement que si Saddam Hussein faisait usage d’armes chimiques ou biologiques, ou s’il détruisait les champs de pétrole koweïtiens, les conséquences pour son régime en seraient extrêmement graves30. Si tant est que cette lettre ait pu dissuader Saddam de recourir aux armes chimiques ou biologiques – et il reste à établir si l’appareil militaire iraquien en était vraiment capable au plus fort des combats –, elle a, de toute évidence, échoué à le faire renoncer à incendier les champs de pétrole.
En troisième lieu, bien que les conséquences environnementales de l’incendie de pétrole ainsi provoqué aient été moins dévastatrices que ne le craignirent certains à l’époque, Saddam n’en savait rien lorsque son ordre fut donné. Rappelons que certains scientifiques avaient prédit que l’incendie des champs de pétrole koweïtiens provoquerait un « hiver nucléaire » dont les effets dévastateurs pour l’environnement se propageraient à l’ensemble de la planète31. Or, la perspective d’une telle catastrophe n’entraîna chez Saddam Hussein aucune hésitation - elle était même de nature à séduire son narcissisme malfaisant.
Enfin, la témérité destructrice de Saddam Hussein au cours de la première guerre du Golfe avait pratiquement convaincu les responsables civils et militaires américains que si Saddam disposait d’armes de destruction massive, il n’aurait aucun scrupule à en faire usage, quelles qu’en soient les conséquences suicidaires. En foi de quoi, les dirigeants américains se lancèrent dans la guerre avec un but : empêcher l’Iraq de se procurer de telles armes. La suite des événements devait démontrer qu’en fait, il n’en disposait pas. Toutefois, la quasi-certitude que Saddam Hussein se servirait de toutes les armes à sa disposition, restant indifférent aux menaces américaines de rétorsion, reflétait une appréciation exacte : même lorsque les armes de destruction massive sont en jeu, les dictateurs demeurent pratiquement inaccessibles à la dissuasion lorsqu’ils pensent qu’ils sont à la veille d’être renversés.
Extrait d'une étude de Steven R. David : "Armed and Dangerous: Why a Rational, Nuclear Iran Is an Unacceptable Risk to Israel" Besa Center, Novembre 2013
Traduction : Simon Caldera
Traduction : Simon Caldera
Pour un autre regard sur le Proche-Orient n° 14 Juillet 2014
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