Obama espère que le pacte nucléaire conduira à une situation d'équilibre au Moyen-Orient. Tout indique qu'il en ira tout autrement.
En défendant son accord avec la République islamique d'Iran sur le contrôle des armes nucléaires, le président Obama a mis le Congrès face à un choix douloureux. Il déclarait lors de sa conférence de presse de la semaine dernière [à New-York, le 17 juillet] : « Il n'y a au fond que deux alternatives. Soit la question des armes nucléaires de l'Iran est résolue par la voie diplomatique, par une négociation, soit elle est résolue par la force, par la guerre. »
Cet argument binaire est tellement important dans le plaidoyer de son administration que le Président lui a trouvé une seconde formulation. Sans cet accord, a-t-il dit, « nous prenons le risque que la guerre s'étende au Moyen-Orient, et que les autres pays de la région se sentent contraints de lancer de nouveaux programmes nucléaires, menaçant la région la plus instable du monde d'une course aux armements nucléaires »
Le président souligne que l'accord avec l'Iran est centré sur l'impératif « d'avoir l'assurance » que les Iraniens «n'auront pas de bombe. » Ce processus est indépendant du « changement de comportement de l'Iran» sur d'autres questions, en particulier celle du financement d'armées de supplétifs et d'organisations terroristes au Moyen-Orient. Selon M. Obama, «les nouvelles sommes d'argent dont ils disposeront pour essayer de déstabiliser la région» ne posent pas un problème «plus grave que la détention par ce pays d'armes nucléaires.»
En entendant ceci, je me suis souvenu de ce que Henry Kissinger qualifiait alors de « problèmes de conjecture. » Il écrivait en 1963, avant que personne ne sache comment ralentir le programme d'armement nucléaire soviétique, incomparablement plus important que celui de l'Iran. M. Kissinger ramenait le dilemme que rencontrent ceux qui ont à prendre des décisions stratégiques à un choix «entre proposer une politique qui requiert moins d'efforts et une politique qui requiert plus d'efforts. » Le problème de conjecture est le suivant : si un homme d'État « agit sur la base d'une simple prévision, il ne sera jamais capable de prouver que l'effort demandé était nécessaire, mais il sera personnellement l'objet d'un grand nombre de critiques par la suite… S'il adopte une attitude attentiste, soit il aura de la chance [si rien ne se passe], soit il n'en aura pas.»
La clé du problème de conjecture, c'est que les conséquences du choix sont asymétriques. Une action préventive couronnée de succès n'est jamais récompensée en proportion des bénéfices qu'elle a apportés parce que «la postérité ne se rend pas compte que la situation aurait facilement pu être bien pire. » En fait, l'homme d'État qui agit préemptivement aura plus de chances d'être condamné d'avance pour les coûts de l'action préemptive que remercié pour ses bénéfices en termes de calamités évitées. À l'inverse, il n'est pas absolument certain que la temporisation conduise au désastre. Les choses peuvent aussi bien tourner.
Pour illustrer ce point, M. Kissinger cite l'exemple classique d'une politique d'apaisement dont le but était ralentir, (pas d'interrompre ni d'annuler), le réarmement et l'expansion de l'Allemagne nazie. Si les démocraties avaient agi plus tôt pour contenir l'Allemagne affirme M. Kissinger, « nous ne saurions pas aujourd'hui si Hitler était un nationaliste incompris, s'il n'avait que des objectifs limités, ou s'il était en réalité un maniaque pathologique. Nous avons désormais la certitude [que la dernière hypothèse était la bonne], mais il a fallu sacrifier pour cela quelques millions de vies.»
L'analogie avec l'Europe des années 30 est tellement galvaudée qu'elle est rarement pertinente. Mais elle l'est en partie dans le cas qui nous occupe. Comme le président Obama aujourd'hui, le premier ministre britannique Neville Chamberlain a temporisé en 1938, estimant qu'un conflit intervenant dans l'immédiat serait pire que s'il intervenait dans le futur. La conjecture, à l'époque comme maintenant, consiste à estimer que gagner du temps est susceptible d'améliorera la position stratégique relative.
Quoique M. Obama dise, le but de son accord nucléaire ne se résume pas au report de 10 ans de l'acquisition par l'Iran d'armes nucléaires. Plus qu'un simple report, il devra contribuer à améliorer la position stratégique relative des États-Unis et de leurs alliés de telle sorte qu'en 2025, ils seront dans une position plus forte pour empêcher l'Iran d'entrer dans le club des puissances nucléaires. Comment les États-Unis pourront-ils y parvenir ?
Comme le président l'affirme, « son espoir est qu'à partir de cet accord on continue d'avoir des conversations avec l'Iran qui l'inciteront à adopter un comportement différent dans la région, à être moins agressif, moins hostile, plus coopératif… dans le traitement de questions comme [le chaos en] Syrie, la situation en Irak, ou pour s'opposer au soutien des Houthis au Yémen.» Avec le temps, son but c'est «qu'en remettant les clés… au prochain Président, nous soyons en voie d'infliger une défaite à l'État islamique… nous ayons entamé un processus de solution de la guerre civile en Syrie et qu'en Irak… nous ayons aussi créé un environnement dans lequel Sunnites, Chiites et Kurdes pourront agir plus positivement ensemble. »
Tout cela renvoie au bilan lumineux de sa stratégie au Moyen-Orient rapporté par M. Obama dans le magazine New Yorker de janvier 2014. « Il est dans l'intérêt profond des citoyens du Moyen-Orient que les Sunnites et les Chiites ne soient plus tentés de s'entre-tuer ... et si nous sommes capables d'amener l'Iran à agir de façon responsable, -à ne pas financer des organisations terroristes, à ne pas alimenter les dissensions ethniques dans les autres pays et à ne pas développer d'armes nucléaires-, nous pourrons voir un équilibre s'établir entre les Sunnites, où la majorité sunnite, les États du Golfe et l'Iran. »
En bref, dans le flot rhétorique du discours présidentiel, on retrouve l'objectif réaliste classique d'un équilibre des pouvoirs dans la région. La technicité de l'accord iranien, - le nombre de centrifugeuses, la taille du stock d'uranium enrichi, la rigueur du régime des inspections-, ne doit pas nous égarer. La question clé n'est pas de savoir si le ralentissement du programme nucléaire iranien améliorera ou pas la stabilité régionale. Les critiques de l'accord doivent comprendre qu'il n'y a pas de certitude dans le royaume de la conjecture. Mais le Président et ses conseillers doivent admettre que la probabilité de leur conjecture est très très basse.
« La question réellement importante » a déclaré M. Obama au magazine Atlantic en mai, « c'est comment trouver des partenaires efficaces, -pas seulement en Irak, mais aussi en Syrie, au Yémen et en Libye- avec lesquels nous pourrons travailler et comment bâtir une coalition internationale et créer une atmosphère où les peuples seront capables de passer des compromis et de travailler ensemble, au-delà des lignes de partage ethnique, de façon à fournir à la prochaine génération une chance de combattre pour un meilleur avenir.» La réponse : pas de cette façon-là.
Pourquoi l'Iran normaliserait-il soudain son comportement ? En compensation du simple ralentissement de son programme d'armement nucléaire, il encaissera 150 milliards de dollars issus de fonds précédemment gelés, un bonus commercial résultant de la levée des sanctions, et il attendra la fin de l'embargo sur les armes conventionnelles et les missiles balistiques, au terme respectivement de cinq et huit ans. Tout ce que l'Iran devra faire, c'est satisfaire aux attentes de l'AIEA concernant le respect de ses engagements nucléaires. Il n'y aura pas de sanctions «instantanées» si Téhéran décide d'affecter ses nouvelles ressources au doublement ou au quadruplement de son soutien au Hezbollah, au Hamas, au régime de Assad en Syrie, et à la rébellion Houthi au Yémen.
Maintenant posez-vous la question : logiquement, comment les pays rivaux de l'Iran répondront-ils au programme de réarmement iranien, à l'augmentation du soutien à ses supplétifs dès cette année, à la modernisation de ses armes conventionnelles en 2020, de ses missiles balistiques en 2023, et à sa production d'armes nucléaire en 2025 ? La conjecture du président, c'est qu'en gagnant du temps il se rapprochera d'un équilibre régional. Le scénario alternatif plus probable, c'est qu'il récoltera en réalité une course aux armements et une escalade des conflits.
Les analogies historiques doivent être avancées avec prudence. La semaine dernière le Président a établi un lien étroit entre son accord avec Iran, l'ouverture de Richard Nixon en direction de la Chine, et le traité de réduction des armes stratégiques de Reagan avec l'Union soviétique. Ces analogies sont infondées. Mao Tsé toung et Mikhaïl Gorbatchev ont passé des accords avec les États-Unis à partir de positions de faiblesse. Au début des années 70, les communistes chinois étaient sous la menace extérieure des soviétiques, et à l'intérieur ils étaient affaiblis par leur Révolution culturelle insensée. Dans les années 80, les soviétiques étaient en train de perdre la guerre froide non seulement au plan économique mais sur le terrain idéologique. À l'inverse, bien que sous une pression économique intense du fait de la campagne de sanctions orchestrées par les États-Unis, le régime iranien a renforcé sa position stratégique grâce à l'invasion américaine de l'Irak en 2003, et à l'intérieur en écrasant la Révolution Verte en 2009.
Durant la guerre froide, le communisme posait deux défis, celui du léninisme et celui du maoïsme. Les États-Unis avaient endigué avec succès la version soviétique du communisme en Europe et au Moyen-Orient. Mais ils avaient lutté d'arrache pied pour contenir la version maoïste en Corée, ils avaient risqué l'apocalypse pour expulser les missiles soviétiques de Cuba, et ils avaient misérablement échoué à sauver le Sud-Vietnam. La solution de Kissinger consistait à être plus proche de chacune des deux puissances communistes qu'elles ne l'étaient l'une de l'autre.
Les États-Unis mirent en œuvre un mélange de détente et d'endiguement à l'endroit des soviétiques et ils se rapprochèrent des Chinois. Mais Washington construisit aussi de solides alliances en Europe et en Asie. Les États-Unis relevèrent auprès de l'opinion le défi idéologique posé par les deux branches du marxisme.
Quelle est en revanche la stratégie d'aujourd'hui ? Face aux deux formes d'extrémisme islamique, chiite et sunnite, nous avons penché vers l'Iran, le principal parrain des premiers. Nous nous sommes aliénés nos alliés, les sunnites modérés ainsi que les Israéliens. Ce faisant, je le crains, nous avons alimenté les flammes des conflits ethniques à tous les niveaux, local, national et régional. Et tout cela avec un président Obama qui répète inlassablement sa litanie creuse : « L'Islam est une religion de paix. »
Reprenons : personne ne peut affirmer avec assurance ce qu'il adviendra de la stratégie du président. Elle peut parvenir magiquement à une situation d'équilibre au Moyen-Orient, comme il l'espère. Mais l'évidence indique une autre tendance, vers une escalade ininterrompue de la violence dans la région et dans le monde islamique.
Selon la base de données de l'Institut international d'Études Stratégiques, le total des pertes provoquées par des conflits armés ont presque quadruplé dans le monde entre 2010 et 2014. Le Moyen-Orient et l'Afrique du Nord représentent plus de 70 % de cet accroissement.
Selon les statistiques du terrorisme rassemblées par le Consortium national pour l'Étude du Terrorisme et des Réponses au Terrorisme, le nombre d'actes terroristes à quadruplé dans le monde entre 2006 et 2013 tandis que le volume des pertes associées augmentait de 130 %. Dans cette période, le pourcentage des pertes imputables aux groupes musulmans est passé de 75 % à 92 %.
La conjecture du président Obama prévoit que l'accord nucléaire avec l'Iran permettra d'une façon ou d'une autre la rupture de ces tendances. Ma conjecture est que l'effet de son accord sera exactement à l'opposé. Avant même qu'il ne remette les clés de la Maison-Blanche à son successeur, nous verrons qu'il n'y avait pas un choix simple, binaire, entre la paix et la guerre. Nous gagnons du temps. Nous retardons le saut nucléaire de l'Iran. Mais nous allumons aussi les flammes d'un conflit qui n'a pas besoin de bombes nucléaires pour devenir encore plus sanglant qu'il ne l'est déjà.
Titre original : The Iran Deal and the ‘Problem of Conjecture’
Auteur: Niall Ferguson Historien britannique: il publiera le premier volume d'une biographie de Henry Kissinger aux éditions Penguin Press en Septembre 2015
Première publication : Wall Street Journal, le 24 juillet 2015
Traduction : jean-Piere Bensimon
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