jeudi 30 novembre 2017

Amérique, Russie, Chine et Pakistan encadreraient les réformes de Mohammed ben Salman

Le prince Salman, futur souverain d’Arabie saoudite, a entamé au pas de charge de très importantes réformes du système saoudien, à portée financière, économique et surtout religieuse. Si l'avenir du jeune prince et de ses réformes n'est pas vraiment prévisible, David P Goldman insiste sur ses nombreux appuis internationaux, tous motivés par la nécessité de rétablir un équilibre local des pouvoirs, la clé d'un apaisement dont la région a visiblement besoin. Cependant l'auteur ne dit pas mot de la poursuite, au pas de charge aussi, du programme nucléaire et balistique iranien qui est la vraie cause de l'instabilité généralisée du Moyen Orient. (NdT) 

Le prince héritier a déclenché des réajustements politiques en chaîne qui changent les données politiques et économiques de la région.

Une curiosité morbide focalise l'attention sur un Game of Thrones de la vie réelle qui se joue actuellement en Arabie Saoudite. Cependant, les intrigues qui divisent les clans bédouins qui contrôlent le royaume sont moins intéressantes que les changements dans l'échiquier régional. Certains faits sont connus, tandis que d'autres n'arrivent que par déduction. L'ascension du prince héritier Mohammad ben Salman (MBS) - avec l'aide des Etats-Unis et l'approbation de la Chine - intervient dans le cadre d'un effort pour restaurer l'équilibre régional des pouvoirs, après 15 ans d'instabilité due au soutien accordé par les Américains à la domination chiite en Irak.

Le gouvernement sunnite de Saddam Hussein contrebalançait l'Iran chiite. Lorsque l'administration de George W. Bush l'a renversé, elle a imposé la règle de la majorité, c'est-à-dire la domination chiite sectaire en Irak, la minorité sunnite étant alors privée de ses droits. Les sunnites ont alors soutenu des acteurs non-étatiques, à savoir al-Qaïda et son rejeton, l’Etat islamique (ISIS). L'équilibre des pouvoirs régionaux s'est radicalement déplacé en faveur de l'Iran, tandis que l'accord nucléaire bricolé par l'administration Obama avec Téhéran donnait à celui-ci encore plus de pouvoirs.

Le «surge» de Petraeus a interrompu pour un bref moment l'insurrection sunnite en rémunérant un grand nombre de combattants sunnites sur des fonds américains. Mais il a en fait préparé une insurrection ultérieure plus féroce, sur laquelle j’avais lancé une alerte dès 2010. Les puissances sunnites de la région, l'Arabie Saoudite et la Turquie, financèrent l’une et l’autre des terroristes sunnites pour contrer l'influence accrue de l'Iran dans la région. Assuré de son hégémonie sur l’Irak, l'Iran est intervenu en Syrie avec ses Gardiens de la Révolution et des milliers de mercenaires chiites d'Afghanistan et du Pakistan.

L'insurrection sunnite a métastasé sous la forme de l'Etat islamique (EI), devenant ainsi une grave menace pour la stabilité intérieure et extérieure de la région. Des milliers de terroristes étrangers venus du Caucase russe et de la province du Xinxiang en Chine, majoritairement ouighoure, se sont battus pour l'EI en Syrie et au-delà, puis sont retournés chez eux pour semer le chaos. Les neuf dixièmes de la vaste population musulmane de la Russie et la quasi-totalité de celle de la Chine sont sunnites. Moscou et Pékin considèrent leur radicalisation comme une grave menace. L'intervention de la Russie en Syrie et son alliance d’opportunité avec l'Iran avaient plusieurs motivations, la plus importante étant la crainte de voir des terroristes formés par l'Etat islamique pénétrer en Russie.

Assurément, la Russie veut retrouver son statut de puissance mondiale; la famille royale saoudienne soutient une un islam salafiste en pleine expansion, les Turcs s'imaginent en fondateurs d'un nouveau califat; et l'Iran veut imposer l'hégémonie chiite. Bien sûr, toutes ces ambitions sont compréhensibles, mais la rupture délibérée de l'équilibre entre les forces sunnites et chiites dans la région par les soins de l'Amérique incite ces différents acteurs à entretenir une guerre régionale permanente. Quelles qu'aient été les ambitions et les illusions des acteurs régionaux, la stratégie maladroite de l'Amérique en Irak les a contraints à agir comme ils l'ont fait, au nom de la raison d'Etat.

Il revient maintenant à l'administration Trump la pénible tâche de réparer le désordre laissé par George W. Bush et Barack Obama.

Après avoir fait pencher la balance du pouvoir au bénéfice des chiites, les Etats-Unis veulent à présent rétablir l'équilibre des forces en renforçant l'Arabie Saoudite. C’est ce que font aussi Moscou et Pékin. Si le prince Mohammad ben Salman n'existait pas, Washington devrait l'inventer. Le soutien saoudien à des «acteurs non étatiques», à savoir des terroristes, est venu en réponse au renversement de Saddam Hussein et aux insurrections sunnites qui ont suivi en Irak et en Syrie. Mais les souffrances causées un peu partout par ce soutien ont atteint une limite. Tout aussi important, sans une réforme radicale, le royaume va manquer d'argent. Comme je l'ai écrit il y a deux ans, les allocations massives versées à une population oisive épuiseraient le Trésor saoudien en cinq ans. Le nombre de candidats voraces à une pension doit être réduit pour assurer au royaume sa solvabilité. C’est le motif premier de l’élimination d’une partie de la famille royale.

La prise de pouvoir de Salman au début de ce mois [novembre] a commencé par un gel des comptes de ses adversaires potentiels. Le 26 octobre, le Secrétaire américain au Trésor, Steven Mnuchin, a annoncé la création d'un Centre de Recherche sur le Financement du terrorisme à Riyad. C'est une extension du Département du terrorisme et du renseignement financier du Trésor, qui compte 700 personnes. Le Bureau local du Trésor entretient des relations étroites avec la CIA. Le sous-secrétaire d’Etat américain en poste au cours du second mandat d’Obama, David S. Cohen, a quitté le Trésor pour devenir directeur adjoint de la CIA. Des sources proches du Trésor américain rapportent que celui-ci a fourni au Prince héritier une «assistance technique» pour capter les fonds détenus par la famille royale, à savoir la localisation de tous leurs comptes. Le royaume est maintenant en négociation avec divers membres de la famille royale ainsi que leurs banquiers à partir de ces informations. Il offre à certains des princes actuellement emprisonnés à l'hôtel Ritz Carlton de Riyad leur liberté en échange d'une grande partie de leur fortune. Le royaume a également demandé aux banques de lui remettre toutes les informations existantes sur leurs comptes. C'est une négociation délicate, car les banques ne veulent pas effrayer leurs clients fortunés en facilitant leur expropriation par les autorités saoudiennes.

Le prince héritier Mohammad ben Salman a soigneusement balisé son initiative, vraisemblablement avec une "assistance technique" venue de Washington et d'autres contrées.

Tout d'abord, comme l'a rapporté Kunwar Khuldune Shahid dans Asia Times du 16 novembre, des liens intenses avec l'armée pakistanaise ont aidé le prince à prendre le contrôle de l’Etat. Un haut responsable pakistanais a déclaré: "Même si les troupes pakistanaises ne sont pas physiquement impliquées dans des opérations contre l'Iran - ou au Yémen, au Qatar, au Liban - le fait de renforcer la défense saoudienne fait naturellement de nous une partie intégrante du camp saoudien." Des pilotes pakistanais sont aux commandes des avions militaires de l'Arabie saoudite les plus performants parmi les 300 appareils de son armée de l’air. Des mercenaires pakistanais servent par ailleurs dans les principales branches des forces armées saoudiennes.

Deuxièmement, Riyad a pris des mesures préventives contre les Frères musulmans, la seule organisation au sein du royaume capable de renverser la monarchie. L'Arabie Saoudite a bloqué le Qatar, dont la famille royale soutient la Confrérie. La semaine précédant la prise du pouvoir par MBS, les marchés financiers turcs se sont effondrés et la devise turque a chuté à des plus bas historiques par rapport au dollar américain. Je n'ai aucune preuve que les Saoudiens soient derrière cette chute. Les revers de la lire turque sont attribués à une confrontation diplomatique avec les Etats-Unis. En effet, une enquête fédérale a été déclenchée contre un financier turco-iranien expert du blanchiment étroitement lié au régime d'Erdogan, en dépit des vives protestations d'Ankara. Les banques des États du Golfe financent une grande partie du déficit des comptes de la Turquie par le biais du marché interbancaire, et il est raisonnable de penser qu'elles ont asséché la filière turque fin octobre.

Troisièmement, le roi Salman et le prince héritier se sont rendus à Moscou fin septembre et ont acheté le système de défense aérienne russe haut de gamme, le S-400. Comme je l'ai écrit le 16 octobre, la Russie veut à l’évidence maintenir un équilibre régional des pouvoirs. Le S-400 est un système beaucoup plus puissant que le S-300 vendu par Moscou à l'Iran. Il est capable d'acquérir simultanément près de 100 cibles à des distances de plusieurs centaines de kilomètres. La question est de savoir ce que Moscou a demandé en retour, et je fais l’hypothèse que la question n’est pas sans rapport avec le financement saoudien des terroristes sunnites.

Quatrièmement, comme M.K. Bhadrakumar l’a écrit dans Asia Times le 18 novembre, l'Arabie saoudite fait tout pour réaffirmer son amitié avec la Chine. Le journal China’s Commentary "a félicité particulièrement les dirigeants saoudiens pour deux raisons. Premièrement, ils confirment l'authenticité du désir de MBS de se tourner vers un islam modéré – ‘les Saoudiens veulent être moins prisonniers de la religion ... Bien que l'Arabie renforce son influence en exportant le wahhabisme, il propage en même temps l'extrémisme, ce qui cause de sérieux dommages à l’image du pays. Par conséquent, Riyad veut que cela change ", a observé Bhadrakumar.

Cinquièmement, MBS a entamé des relations avec Israël. Venant de salafistes saoudiens, ce n'est pas aussi étrange qu'il y paraît. Comme Burnahettin Duran l’a indiqué le 19 novembre dans le quotidien turc Daily Sabah, "MBS a jeté les bases d’une coopération de Riyad avec Israël. Le  grand mufti du royaume saoudien a repris cette orientation à son compte en déclarant qu’il n’était pas permis de combattre Israël. De plus, il a émis une fatwa autorisant la coopération avec l'armée israélienne contre le Hamas. Pour être clair, il va de soi pour tout le monde que le salafisme, un mouvement apolitique qui favorise l'obéissance aux dirigeants en toutes circonstances, approuve le combat contre Israël. Mais les mêmes personnes peuvent avec tout autant de facilité, légitimer un nationalisme arabe laïc, modéré, et islamisé. "

Israël, bien sûr, ne prendra pas de risque pour son propre peuple en faisant le sale boulot pour le compte de l'Arabie saoudite. Cependant, les compétences et l'expérience de l'Etat juif pourraient énormément aider le royaume en cas de guerre avec l'Iran. Une telle guerre est très improbable. L'Iran n'a pas d'armée de l'air, et sa défense aérienne d’origine russe ne peut pas défendre des cibles non militaires comme les centrales électriques. Avec un vaste arsenal de missiles de haute précision de moyenne portée, fabriqués en Chine, et une très importante force aérienne, l'Arabie saoudite pourrait détruire l'économie iranienne en quelques jours de guerre.

Malgré cette préparation minutieuse, il n'est nullement assuré que MBS réussira. Les clans humiliés de la famille royale peuvent conspirer pour le renverser. Ils ont le choix entre une retraite luxueuse à Marbella ou à Londres avec une partie de leurs milliards, et une guerre civile qui pourrait entraîner l'extermination de leurs familles. Tant que MBS conservera le soutien des Pakistanais au sein de l'armée de l'air royale, je ne pense pas qu'une insurrection puisse réussir. MBS semble avoir le soutien de Washington, Pékin, Moscou et de Jérusalem, ainsi que d'Islamabad, et c'est un argument fort en faveur de son succès.

La Chine et la Russie tenteront de persuader l'Iran d'abandonner ses projets grandioses consistant à repeupler une partie de la Syrie avec des colons chiites. Elles lui conseilleront de restaurer sa prospérité en participant aux projets chinois d'infrastructures des nouvelles Routes de la Soie (One Belt, One Road). On ne sait pas si l'Iran acceptera d’aller dans cette direction, mais à coté de la carotte chinoise ils y a le bâton saoudien (et israélien). Si l'Iran tente d’instaurer une présence militaire permanente en Syrie, il devra se battre contre Israël, et je ne pense pas qu'il veuille prendre ce risque aujourd’hui.

Dans le meilleur des cas, un nouvel équilibre des forces émergera au Moyen-Orient, qui mettra en échec les acteurs non étatiques sunnites ainsi que les Gardes de la Révolution iraniens, permettant aux pays de la région de se consacrer à leur avenir économique.


Auteur : Spengler, pour David P. Goldman

Date de première publication : le 22 novembre 2017 in Asia Times

Traduction : Jean-Pierre Bensimon

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