mercredi 27 novembre 2013

L'accord de Genève vu de l'intérieur de l'Iran

Résumé : Le noyau du pouvoir iranien pense et agit aux antipodes de l'image sereine qu'il a décidé d'offrir à l'Occident pour "vendre" aux opinions publiques le grand "deal" qu'il a passé avec les États-Unis. L'interview pour le Wall Street Journal d'un haut cadre idéologique du régime donne un échantillon de la radicalité et de la férocité de celui-ci, plus de trente ans après la Révolution khomeiniste.
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"Si le droit à l'enrichissement est accepté, et il l'a été, nous avons obtenu tout ce que nous voulions." 

L'administration Obama et les diplomates occidentaux ont été transportés de joie en passant un accord négocié tout au long du week-end pour limiter temporairement certains aspects du programme d'armement nucléaire de l'Iran. Cette joie a été partagée par l'équipe des négociateurs de Téhéran conduite par le ministres affaire étrangère Javad Zarif, dont le sourire radieux et l'habileté avec les médias ont marqué les négociations de Genève. Quand l'accord a été scellé, aux premières heures du dimanche, M. Zarif a annoncé sur Twitter : "nous sommes parvenus à un accord."

Mais il existe un autre Iran, un Iran où les responsables gouvernementaux ne sourient généralement pas, où Twitter est banni. Le guide suprême, Ali Khamenei, et le corps des Gardes révolutionnaires islamiques règnent sur ce territoire. Ce n'est le cas ni de M.Zarif, ni de son patron présumé, le président Hassan Rouhani. C'est dans cette République islamique-là que les résultats de la diplomatie nucléaire d'Obama seront évalués.

Aucun journal d'information iranien ne reflète mieux les vues du guide suprême et du leadership pur et dur du pays que le quotidien Kayhan. Le rédacteur en chef de Kahyan, -Hossein Shariatmadari occupe actuellement ce poste-, est personnellement nommé par Khamenei. Il est considéré comme le représentant du guide auprès des médias iraniens.

Ce dimanche, j'ai parlé au téléphone avec Payam Fazlinejad, rédacteur à Kayhan, chercheur et lieutenant de M. Shariatmadari. Âgé de 30 ans, M. Fazlinejad est aussi un conférencier qui traite, devant les élites de la République islamique, des menaces idéologiques auxquelles le régime est confronté, sur des thèmes qu'il a exposés dans des livres comme "Les Cavaliers de la culture de l'OTAN" ou "L'armée secrète des intellectuels." Bien qu'il ait souligné au téléphone que ses opinions ne reflétaient pas nécessairement celle de ses employeurs, la vision de M. Fazlinejad est caractéristiques de nombre de personnalités puissantes du régime de Téhéran.

La lecture par M. Fazlinejad de l'accord de Genève est un mélange de triomphalisme et de scepticisme. "Nous devons être capables d'avoir une vision précise de ce qui est arrivé et de la confronter aux positions et aux recommandations du guide suprême....Mais globalement, si le droit à l'enrichissement est acquis, et c'est le cas, alors nous avons eu tout ce que nous voulions."

L'année dernière, M. Shariatmadari, le rédacteur en chef du journal, avait écrit que l'Iran avait le droit d'enrichir l'uranium jusqu'à 99 %. L'administration Obama insiste sur le fait que l'accord de Genève ne reconnaît pas un droit à l'enrichissement de l'uranium. Et cela bien que l'accord permette au régime iranien de poursuivre l'enrichissement jusqu'à 5 %, un niveau qui peut être rapidement dépassé pour produire un matériau militarisé. M. Fazlinejad considère que l'autorisation de Genève pour les 5 % constitue un agrément donné par les grandes puissances au programme d'enrichissement de Téhéran. "A présent, les détails à traiter sont entre les mains de nos techniciens, parmi eux le volume de l'enrichissement, sa localisation et les procédés techniques."

Comme l'accord de Genève est intérimaire et qu'il est suivi de six mois de discussions avant un accord final, M. Fazlinejad suggère aux dirigeants occidentaux de "bien prendre en compte que le soutien du guide suprême aux négociations a été conditionnel et en aucune manière absolue. Le guide nous avertit qu'il ne soutiendrait le travail des négociateurs que si les droits de la nation iranienne et les principes de la révolution sont respectés, que si l'équipe reste ferme face aux exigences autoritaires des États-Unis et de l'arrogance mondiale." "Arrogance" est le terme généralement utilisé pour désigner l'Occident. À l'inverse, si l'accord dénie le droit absolu de l'Iran à l'enrichissement, "il sera de notre point de vue nul et non avenu."

Le rédacteur de Kayhan met en garde contre l'idée qu'un accord diplomatique sur le programme nucléaire de l'Iran puisse être une première étape vers un rapprochement plus vaste entre Washington et Téhéran. Selon M. Fazlinejad "la nature de l'opposition entre la révolution islamique et le régime de démocratie libérale est de nature fondamentalement philosophique… C'est une différence idéologique. Ce n'est pas une hostilité tactique ou des divergences d'intérêts temporaires. On ne peut pas se contenter de petits changements ou faire disparaitre l'hostilité comme cela… C'est aussi en contradiction avec les poncifs de ces derniers temps dans les médias internationaux, qui disent que ces négociations sont un pas vers la paix entre l'Iran et les États-Unis; ceux qui prennent cette position se trompent complètement."

Selon M. Fazlinejad, les dirigeants occidentaux ont mal interprété le sens de l'élection de M. Rouhani en juin, et sa politique étrangère. En pointant la récente visite du président iranien à des familles de "martyres", M. Fazlinejad a dit : « vous noterez à quel point le gouvernement de M. Rouhani travaille dur pour démontrer sa loyauté aux principes idéologiques de la révolution." Le nouveau président "ne fait pas l'erreur de penser qu'il peut prendre des distances avec les principes idéologiques du leadership de la République islamique ou qu'il peut œuvrer pour leur effondrement idéologique."

Pour amener son point de vue concernant la fin des négociations sur le programme nucléaire iranien, M. Fazlinejad propose une analogie tirée des débuts de la République islamique, citant une déclaration de feu l'ayatollah Khomeiny sur la résolution 598 du conseil de sécurité des Nations unies de 1987, qui avait pavé la voie d'un cessez-le-feu dans la guerre Iran-Irak.
"Dans ce message, l'imam a fait savoir clairement que notre guerre militaire contre l'arrogance représentée par le régime irakien est terminée… Mais il conseillait à la jeunesse et aux militants politiques de conserver dans leurs cœurs leur haine et leurs griefs révolutionnaires, de considérer leurs ennemis avec fureur et rester convaincus qu'ils seront victorieux."

Pour M. Fazlinejad, la déclaration de Khomeiny "était un message de paix, pour annoncer un cessez-le-feu permanent. Mais en même temps il réaffirmait la vitalité de notre lutte contre l'ordre capitaliste. Celui qui interprète les négociations que M. Zarif a menées comme un mouvement de rapprochement de l'Occident, se trompe autant sur leur sens que sur M. Zarif."

Titre original : An Iranian Insider's View of the Geneva Deal
par Sohrab Ahmari, pour The Wall Street Journal, le 26 novembre 2013
Traduction : Jean-Pierre Bensimon

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