Les preuves indiquant que l'ISIS est un instrument de la stratégie hégémoniques iranienne s'accumulent
Résumé
- Immédiatement après l'émergence de l'Isis en Syrie, des sources émanant de l'opposition syrienne affirmaient : "nous connaissons bien les dirigeants de l'Isis. Ils appartenaient auparavant aux services de renseignements de Assad, et à présent ils agissent pour son compte sous le nom de ISIS."
- Pourquoi l'Iran chiite soutient-il une organisation djiahadiste sunnite comme l'ISIS ? L'Iran veut être certain qu'un État irakien puissant ne pourra pas se reconstituer sur sa frontière occidentale.
- L'idée que l'Iran chiite puisse aider des djiadistes sunnites n'est pas farfelue, même si elle semble aux antipodes des idées dominantes dans les capitales occidentales.
- Il n'est pas logique d'espérer que l'Iran combatte l'ISIS. S'il le faisait, il s'en prendrait à un mouvement qui est un instrument utile au service de ses intérêts.
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La bataille qui se déroule en ce moment autour de la cité de Deir ez-Zor dans l'est de la Syrie donne beaucoup d'informations sur l'orientation politique de l'État islamique de l'Irak et du Levant (ou ISIS *), qui vient de prendre Mossoul et de vastes étendues du territoire irakien sur des centaines de kilomètres en direction du Sud. Le siège de Deir ez-Zor est assuré par l'armée de Bachar al-Assad dans le sud et de l'ISIS au nord et à l'est. Parmi les forces qui sont piégées entre ces deux armées, il y a l'Armée libre de Syrie (Free Syrian Army ou FSA), ce qui soulève la question de la collusion entre l'ISIS, le gouvernement syrien, et son allié iranien pour infliger une défaite au noyau central de l'opposition syrienne. (1)
Il faut rappeler que depuis l'éclatement de l'insurrection en Syrie et le déploiement à large échelle des services de sécurité iraniens, les réseaux de renseignement de Téhéran sont pleinement avertis des activités militaires syriennes. Aujourd'hui, vu que l'État syrien est extraordinairement dépendant de l'Iran, il est difficile d'imaginer que Téhéran ne soit pas pleinement informé des politiques de sécurité du régime al-Assad.
L'axe ISIS-Iran-Syrie
Les liens entre la direction syrienne et l'ISIS, et donc avec l'Iran, soulèvent des questions sérieuses. On a noté récemment que le président Assad a libéré des militants de l'ISIS enfermés dans ses prisons, et qu'il leur a laissé pour l'essentiel leur liberté d'action, leur épargnant de toute attaque de l'armée syrienne. (2) Un journaliste du New York Times a écrit récemment sur son compte Twitter que selon un conseiller du gouvernement syrien, l'ISIS n'était pas la priorité du régime Assad. (3) Deux importants analystes américains viennent d'écrire dans le Washington Post, que "l'opposition syrienne non djiadiste répète avec insistance que l'ISIS est une création de l'Iran." (4)
Plus le temps passe, plus l'idée qu'il existe des liens entre l'ISIS, la Syrie et les Renseignements iraniens s'impose chez meilleurs analystes arabes. Par exemple, Abdul Rahman al-Rashid, un éditorialiste de Asharq Al-Awsat qui est en même temps le directeur de la chaîne de télé influente Al Arabi, a écrit : "l'ISIS est une création des services de renseignements syriens et de l'Iran… La plupart [de ses membres] sont abusés [et ils ne savent pas] qu'ils se font manipuler, ni que certains dirigeants d'Al Qaïda vivent toujours en Iran." (5)
Abdel Bari Atwan, le rédacteur en chef du journal en ligne Al-Rai Al-Yom, considère aussi que l'avancée de l'ISIS est un succès iranien, (6) et pour des raisons similaires, il affirme qu'il permet à l'Iran et aux États-Unis de coordonner leur action en Irak et peut-être même aussi en Syrie.
Le département du Trésor américain avait diffusé un document désignant le ministre iranien des Renseignements et de la Sécurité (MOIS) comme le soutien d'organisations terroristes internationales. Ce document américain, publié le 16 février 2012, (7) affirmait spécifiquement que le groupe sunnite "al Qaïda en Irak" avait été alimenté en argent et en armes par ce ministre iranien. 14 mois plus tard al Qaïda en Irak a été rebaptisé ISIS (voir ci-dessous). Ainsi, l'idée que l'Iran chiite puisse aider un mouvement djiadiste sunnite n'est pas farfelue, même si elle semble défier ce qui paraît évident dans les capitales occidentales. (8)
L'arrière plan
L'ISIS a été créé le 8 avril 2013, au moment où sa filiale, Jabhat al Nusra, a fusionné avec l'État islamique d'Irak (ISI), qui était lui-même le successeur d'al Qaïda en Irak. (9)
Le chef de l'organisation est Abu Bakr al-Baghdadi, qui se considère comme l'héritier de Abu Musab al Zarqawi, et qui n'est pas moins féroce que lui. (10) Immédiatement après la libération d'al-Baghdadi de sa prison américaine en 2006, peu de temps avant que Zarqawi ne soit assassiné, les deux hommes se sont rencontrés et à la suite de l'assassinat de Zarkawi, Al Baghdadi a été consacré comme chef d'al Qaïda en Irak dont il a élargi le champ sous le nom d' "Organisation Al Qaïda de Mésopotamie."
C'est à la suite de l'éclatement de l'insurrection contre le président Bachar Assad en Syrie, que l'organisation se fit connaître dans ce pays sous le nom de ISIS. Il se heurta rapidement à la branche locale d'al Qaïda, déjà présente en Syrie, Jabhat al-Nusra, où Front al-Nusra, dirigée par Abou Muhammad al-Jawlani. Le chef d'al-Qaida, Ayman al-Zawahiri, décida alors d'exclure l'ISIS du réseau al Qaïda même si les deux groupes restaient identiques du point de vue idéologique.
ISIS en Irak
Ce qui a permis les succès rapides de l'ISIS en Irak, c'est l'alliance qu'il a forgée avec des forces puissantes qui ne souhaitaient pas coopérer jusque-là avec l'organisation salafiste. Parmi elles, les tribus bédouines des zones sunnites, les tribus Sahwa qui avait coopéré avec les Américains, les restes de l'armée de Saddam Hussein conduits par son conseiller Izzat Ibrahim al-Douri, et l'ordre armé soufi, les Naqshbandis, dirigés eux aussi par al-Douri.
Le choc entre l'ISIS et al-Nusra a été à l'origine de l'accusation que l'ISIS n'était rien d'autre qu'un instrument des Mukhabarat syriens (Direction des Renseignements militaires), et des Iraniens, visant à introduire des agents du régime Assad et de l'Iran au sein de l'opposition syrienne pour répandre la confusion dans ses rangs et entraver son combat principal par des luttes intestines destructrices. Immédiatement après l'irruption de l'ISIS sur le théâtre syrien, des sources émanant de l'opposition syrienne ont déclaré à cet auteur : "nous connaissons bien les commandants de l'ISIS. À l'époque, ils appartenaient aux Renseignement de Assad, et à présent ils agissent pour son compte sous le nom de ISIS." (11)
Le quotidien Al-quds al Arabi a rapporté que « l'Emir de Raqqah » (l'émir de ar-Raqqah, une ville située au centre-nord de la Syrie), connu aussi sous le nom de Abou Lukman, avait été emprisonné en Syrie mais avait été libéré par le régime immédiatement après le déclenchement de la révolte dans ce pays. (12) La libération des prisonniers djiadistes a été systématique. À l'époque du président George W Bush, la Syrie avait envoyé des militants d'Al Qaïda en Irak pour combattre les forces américaines. Quand les relations entre les deux pays se sont améliorées, la Syrie a incarcéré ces combattants. Mais dès le début du soulèvement, les Renseignements syriens se sont à nouveau intéressés à eux et les ont délibérés - en pleine coordination avec l'Iran - pour qu'ils infiltrent les rangs des salafistes qui combattaient à présent en Syrie. Une fois libres, ils forcèrent les portes des prisons irakiennes pour élargir leurs camarades, jetant ainsi les bases de l'expansion de l'ISIS. (13)
Apparemment, les succès des Sunnites contre les Chiites en Irak auraient dû susciter des paroles d'encouragement de la part de l'opinion saoudienne qui considère que le premier ministre de l'Irak chiite, Nouri al Maliki, est l'un des principaux ennemis de son pays. Cependant, ce n'est pas ce qui s'est produit. Il était étrange de voir l'éditorialiste saoudien Abdoul Rahman al-Rashid affirmer que l'Iran était le grand bénéficiaire des exploits de l'ISIS ! (14) Il expliquait que l'Iran et les États-Unis étaient à présent alliés, et que s'il le désirait, Téhéran avait désormais l'opportunité d'envahir l'Irak. Cependant, Rashid ne pensait pas que c'était l'intention de l'Iran.
Les doutes sur l'authenticité de l'ISIS en tant que mouvement de type Al Qaïda surgirent en fait immédiatement au sein des "véritables" mouvements salafistes. Par exemple, Nabil Naim, un membre d'Al Qaïda qui avait quitté cette mouvance et qui était connu pour ses liens avec le fondateur de l'ISIS, Abou Backr al-Bagdhadi, a déclaré (15) qu'à l'époque du président Bush, il avait aidé jusqu'au bout le régime Assad en transférant les combattants d'Al Qaïda du Liban vers l'Irak. Le quotidien al-Hayat a publié un document similaire, issu d'un disque flash USB capturé pendant la bataille de Mossoul sur l'un des dirigeants de l'ISIS, "Abou Hajr", où on avait trouvé l'identité de nombreux membres de l'ISIS. Ils faisaient partie des combattants que la Syrie avait envoyé combattre l'armée américaine en Irak. (16)
La consultation des sites Internet de l'ISIS montre que les simples militants du groupe ne sont pas conscients d'être les instruments de l'Iran. Au contraire, leurs sentiments anti-chiites sont féroces. Les actes de cruauté qu'ils ont commis contre l'armée du régime chiite d'Irak donnent le même indication. De fait, al-Maliki a accusé directement l'Arabie Saoudite de soutenir l'ISIS (17) bien que les États-Unis se soient hâtés de le condamner pour ses déclarations. (18) L'Arabie Saoudite elle-même a exprimé des inquiétudes sur la situation en Irak. (19)
Abdoul Rahman al-Rashid a analysé avec le plus de précision le phénomène de l'ISIS. Il a qualifié cette organisation de "mixture de toutes sortes de groupes de salafistes, de tribus bédouines, et de Soufis, les religieux sunnites affirmant même que l'ISIS est un groupe terroriste." (20) Tout en explique d'ailleurs que la fondation de l'organisation salafistes porte le label "made in Iran". (21)
Les motifs de l'Iran
Quels sont les objectifs poursuivis par l'Iran en soutenant une organisation sunnite djiadiste comme l'ISIS ? En Syrie, l'ISIS à forcé l'Occident à un choix entre le régime de Bachar Assad et une organisation type Al Qaïda. Face à ce choix on pouvait supposer que l'Occident soutiendrait Assad, comme les Russes et les Chinois.
Le cas de l'Irak est plus complexe mais néanmoins compréhensible. Vu les profondes cicatrices laissées par la guerre Iran-Irak (1981-1988), la direction iranienne veut être certaine qu'un État irakien puissant ne puisse pas se reconstituer sur sa frontière ouest. Pour prévenir cette éventualité, les Iraniens préfèrent que l'Irak devienne un État client à sa botte, ou à défaut, qu'il se divise selon des lignes de partage ethniques en plusieurs États, kurde, sunnite et chiite. Probablement, l'Iran se propose de contrôler ou d'annexer le secteur chiite où se trouvent les villes saintes de Najaf et Karbala. Dans tous les cas, l'ISIS constitue un instrument utile qui permet à l'Iran d'avancer vers ses objectifs et de viser l'hégémonie régionale.
L'idée que l'Occident puisse faire cause commune avec l'Iran contre l'ISIS, en dépit de l'arrière-plan de la crise irakienne, est fondée sur l'hypothèse que Téhéran est implacablement hostile à Al Qaïda et à ses filiales, à l'ISIS en particulier. Il y a cependant de nombreuses preuves montrant que cette hypothèse est erronée. Il suffit de revenir au rapport de la Commission du 11 septembre qui avait déjà établi que l'Iran "facilitait les mouvements des membres d'Al Qaïda vers l'Afghanistan ou en provenance de ce pays avant le 11 septembre, et parmi eux les voyages des futurs pirates de l'air." Selon ce rapport, l'Iran souhaitait dissimuler les preuves de sa coopération antérieure avec les groupes terroristes sunnites liés à Al Qaïda, et ces connexions n'ont pas été interrompues.
Supposer que l'Iran combat l'ISIS voudrait dire qu'il se retourne contre un mouvement qui l'a servi, son affilié utile. Toute alliance entre l'Occident et l'Iran se disloquerait facilement vu les réalités de terrain au Moyen-Orient : elle ne ferait au bout du compte, que donner aux puissances occidentales une part de responsabilité dans les entreprises que l'Iran envisage de poursuivre.
(*) ISIS pour Islamic State of Iraq and Syria, qui est devenu Etat Islamique de l'Irak et du Levant (EIIL)
Notes
1. Asarq Al-Awsat, “ISIS, Syrian government continue siege of Deir Ezzor,“ 17 juin 2014, http://www.aawsat.net/2014/06/article55333345
2. The Economist, Terror’s new headquarters, 14 juin 2014
3. Alex Rowell, Now Media, “Blame Assad first for ISIS’ rise,” 17 juin 2014, http://now.mmedia.me/lb/en/commentaryanalysis/551852-blame-assad-first-for-isis-rise
4. Michael Doran et Max Boot, “The United Stated should not cooperate with Iran on Iraq, The Washington Post, 17 juin 2014, http://www.washingtonpost.com/opinions/the-united-states-should-not-cooperate-with-iran-on-iraq/2014/06/17/f3144b9c-f63e-11e3-a3a5-42be35962a52_story.html
7. US Department of the Treasury, “Treasury Designates Iranian Ministry of Intellligence and Security for Human Rights Abuses and Support for Terrorism, http://www.treasury.gov/press-center/press-releases/Pages/tg1424.aspx
8. Jay Solomon, “US Sees Iranian, al-Qaeda Alliance,“ Wall Street Journal, 29 juillet 2011
9. Katherine Zimmerman, The Al-Aqeda Framework, http://www.criticalthreats.org/al-qaeda/zimmerman-al-qaeda-network-new-framework-defining-enemy-september-10-2013
10. http://www.hanein.info/vb/showthread.php?t=371538; Voir aussi Graeme Baker, Al Jazeera, “The fierce ambition of ISIL’s Baghdadi,“ http://www.aljazeera.com/news/middleeast/2014/06/fierce-ambition-isil-baghdadi-2014612142242188464.html
11. Conversations téléphoniques.
21. Voir la note 5.
Pinhas Inbari est un correspondant senior sur les affaires arabes, ancien reporter deRadio Israel et du journal Al Hamishmar. Il est aussi analyste au Jerusalem Center for Public Affairs.
Titre original : ISIS: Iran’s Instrument for Regional Hegemony?
par Pinhas Inbari, JCPA, Jerusalem Issue Briefs, Vol. 14, No. 20 juin 2014
Traduction : Jean-Pierre Bensimon
Pour un autre regard sur le Proche-Orient n° 14 Juillet 2014
Pour un autre regard sur le Proche-Orient n° 14 Juillet 2014
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