dimanche 19 octobre 2014

Le monde est en flammes

Au moment où un embrasement djihadiste sauvage gagne l'Afrique centrale et le Moyen-Orient, l'alliance entre les Etats-Unis et l’Arabie saoudite est le dernier vestige d'un ordre où l'intérêt national supplante encore l'idéologie. Henry Kissinger étudie comment l'Occident pourrait éteindre éteindre ces flammes. 

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L'Égyptien Hassan al-Banna était horloger et maître d'école, en même temps qu'un autodidacte et un agitateur religieux de grande l'audience. Il publia au printemps 1947 une critique des institutions égyptiennes de l'époque du roi Farouk où il proposait une alternative islamique à l'État laïque.

Dans une langue étudiée, poliment bien que son propos soit radical, al-Banna exposait les principes et les aspirations de la Société égyptienne des Frères Musulmans (communément appelée "Frères Musulmans"), qu'il avait fondée en 1928 pour combattre la déchéance où se vautrait selon lui son pays, une décrépitude imputable à l'influence étrangère et au mode de vie laïque.

Al-Banna soutenait que l'Occident, "longtemps brillant grâce à ses performances scientifiques… connaissait désormais la faillite et le déclin". Selon lui, ses fondations se décomposaient tandis que ses institutions et ses valeurs cardinales tombaient en ruine. Bien qu'il n'utilisait pas ces concepts, al-Banna soutenait que l'ordre mondial issu du traité de Westphalie dont nous avons hérité, avait désormais perdu sa légitimité et son autorité.

Il n'y a jamais eu un "ordre du monde" véritablement universel. L'ordre de notre époque, tel que nous le comprenons, a été imaginé il y a près de 400 ans lors de la conférence de paix de Westphalie, une région d'Allemagne, après un siècle de conflits au cœur de l'Europe. Cet ordre consistait en un système d'États indépendants, acceptant la non-ingérence dans les affaires intérieures de leurs pairs, les ambitions des uns et des autres étant limitées par l'équilibre entre les pouvoirs en présence.


Le système "westphalien" s'est généralisé, donnant naissance à un ordre international centré sur les États. Il s'est imposé un peu partout, couvrant de nombreuses civilisations, parce qu'il accompagnait l'expansion des nations européennes porteuses de ses principes. Al-Banna annonçait, quant à lui, que les conditions favorables à l'émergence d'un nouvel ordre mondial basé sur l'islam étaient désormais réunies.

Pour lui, si une société s'investissait "totalement et exclusivement" dans un projet visant à restaurer les principes originaux de l'islam et à construire un ordre social fondé sur les prescriptions du Coran, la "nation islamique dans sa totalité", c'est-à-dire tous les musulmans du monde, "la soutiendrait". "L'unité arabe" et même "l'unité islamique" en découlerait.

Une expression véritable de la foi des musulmans, soutenait Al-Banna, ferait converger de multiples sphères de la société en un système islamique unifié qui pourrait un jour régir "le monde entier".

A l'égard des non-musulmans, les premiers Frères musulmans conseillaient "la protection, la modération, et une profonde équité," tant que ces derniers ne s'opposaient pas à cette évolution et conservaient une attitude de respect.

Assassiné en 1949, al-Banna n'a pas eu le temps d'expliquer en détail comment il envisageait de concilier l'ambition révolutionnaire de son projet de transformation du monde et les principes de tolérance et d'amitié entre les civilisations dont il se réclamait.

Depuis lors, de nombreux penseurs et mouvements islamistes ont résolu cette ambiguïté en optant pour un rejet fondamental du pluralisme religieux et de l'ordre international laïque.

En 1964, l'idéologue des Frères musulmans, le docteur en religion Sayyeb Qotb, rédigeait une déclaration de guerre contre l'ordre du monde existant, devenue le texte fondateur de l'islamisme moderne.



Selon Qotb, l'islam est un système universel qui propose la seule forme de liberté véritable : celle qui libère de la gouvernance des hommes par les hommes, celle qui affranchit des doctrines édictées par les hommes ou des «formes d'association sectatrices fondées sur la race ou la couleur, la langue ou le pays, les intérêts régionaux et nationaux», ce qui recouvre en fait toutes les formes modernes de gouvernance et des pans entiers de l'ordre "westphalien".

Selon Qotb, à l'époque moderne, l'islam a pour mission de renverser cet ordre dans son ensemble et de le remplacer par l'implémentation du Coran dans une version littérale, et un jour mondiale. Comme dans toutes les utopies, des mesures extrêmes étaient nécessaires pour réaliser cette mise à jour idéologique. Alors que la plupart de ses contemporains reculaient devant l'emploi des méthodes violentes qu'il proposait, un noyau de partisans dévoués commença à se former.

Dans un monde globalisé majoritairement laïque, convaincu qu’il a surmonté les chocs idéologiques de "l'histoire", les options de Qotb et de ses partisans semblent tellement extrémistes qu'elles ne méritent pas une attention sérieuse. Cependant, pour les islamistes fondamentalistes, ces thèses représentent des vérités supérieures aux normes de l'ordre international.

Cette vision a sonné le ralliement des radicaux et des djihadistes du Moyen-Orient et au-delà. Al Qaeda, le Hamas, le Hezbollah, les Talibans, le régime clérical de l'Iran, Hizb ut-Tahrir (le parti de la Libération, actif en Occident et ouvertement partisan du rétablissement du califat dans un monde dominé par l'islam), Boko Haram au Nigéria, la milice extrémiste syrienne Jabhat al-Nosra et l'État islamique en Irak et en Syrie (EIIS) à l’origine d'une grande offensive militaire cette année, leur ont fait écho.

Le principe directeur de cette conception de l'ordre du monde est la pureté, et non pas la stabilité. Dans la version intégriste de l'islamisme, l'État ne peut pas être le socle d'un système international, parce que les États sont laïcs et donc illégitimes ; au mieux, ils peuvent constituer un statut transitoire débouchant sur une entité religieuse de grande taille. La non-ingérence dans les affaires intérieures des autres pays ne peut pas être érigée en principe de gouvernement: la fidélité à la nation est une déviation de la véritable foi, et les djihadistes ont le devoir de transformer le monde des Infidèles.

Pendant une brève période, les Printemps arabes apparus à la fin de 2010 ont soulevé l'espoir que les coups portés aux forces de l'autocratie et du djihad dans la région, et une nouvelle vague de réformes, ôteraient tout bien-fondé à cette vision du monde.

Les Printemps arabes ont commencé par le soulèvement de la nouvelle génération aspirant à une démocratie libérale. Elle a vite été marginalisée, détournée de ses objectifs et écrasée. L'euphorie s'est transformée en paralysie. Les forces politiques existantes, nichées dans l'appareil militaire et dans la sphère religieuse du pays, se sont avérées plus fortes et mieux organisées que les éléments de la classe moyenne qui manifestaient pour les principes démocratiques sur la Place Tahrir.

Quant le régime militaire a été restauré au Caire, le dilemme jamais tranché entre les impératifs de sécurité et la promotion de formes de gouvernement humaines et légitimes , a provoqué une fois de plus la relance d'un débat aux États-Unis.

Dans ses débuts, la révolution syrienne semblait le siège d’une répétition des événements d'Égypte. Les États-Unis firent pression pour arriver à une "solution politique" par le canal des Nations unies. Ils souhaitaient le renversement du président Bachar al-Assad et l'établissement d'un gouvernement de coalition. Ils ont constaté avec accablement que les membres du Conseil de sécurité titulaires d'un droit de veto refusaient aussi bien ce scénario que des mesures militaires alternatives. De plus, bien peu d'éléments de l'opposition armée qui avait fini par s'organiser pouvaient être considérés comme démocratiques, et plus ou moins modérés.

C'est ainsi que le conflit a dépassé la seule question du sort de Assad. Les principaux acteurs syriens et régionaux montraient qu'ils ne faisaient pas la guerre pour la démocratie mais pour confisquer le pouvoir à leur profit. La démocratie ne les intéressait que si elle favorisait l'enracinement de leur groupe ; pas un d'entre eux n'aurait soutenu un système ne contribuant pas à l'emprise de leur parti.

Une guerre uniquement destinée à renforcer les normes des droits de l'homme, indépendamment de ses conséquences géostratégiques ou géo-religieuses, était inconcevable pour l'écrasante majorité des opposants au régime. Le conflit, tel qu'ils le percevaient, n'opposait pas un dictateur aux forces de la démocratie, mais des groupes syriens concurrents et leurs soutiens régionaux. De ce point de vue, la guerre devait déterminer quel groupe syrien significatif allait réussir à dominer les autres et à contrôler ce qui restait de l'État syrien.

Les États de la région fournissaient des armes, de l'argent, et un soutien politique au seul bénéfice de leur groupe préféré. L'Arabie Saoudite et les États du Golfe en faveur groupes sunnites, et l'Iran pour Assad, par le truchement du Hezbollah. Les combats conduisant à une impasse, les groupes en présence devinrent plus radicaux, et les tactiques de guerre plus brutales et oublieuses des droits de l'homme, de part et d'autre.



Par ailleurs, l'affrontement a fini par modifier la configuration politique de la Syrie, et peut-être de la région. Les Kurdes syriens ont créé une entité autonome le long de la frontière turque, qui pourrait un jour se fondre avec l'entité kurde autonome d'Irak. Les communautés druzes et chrétiennes, craignant la reproduction du comportement des Frères musulmans d’Égypte envers ses minorités, hésitaient à militer pour le changement de régime en Syrie, et firent sécession en tant que communautés autonomes. Les djihadistes de EIIL établissaient un califat sur un territoire couvrant une partie de la Syrie et de l'ouest de l'Irak, où Damas et Bagdad étaient visiblement incapables d'imposer leur loi.

Les principaux acteurs pensent qu'ils se battent pour leur survie ou, dans le cas de certaines forces djihadistes, dans un conflit qui annonce l'apocalypse. En refusant d'influer sur le rapport des forces, les États-Unis révélaient qu'ils avaient des arrière-pensées soigneusement dissimulées, peut-être un accord final avec l'Iran, ou qu'ils n'étaient pas désireux d'en savoir plus sur les conditions à réunir obtenir pour un équilibre des pouvoirs au Moyen-Orient.

Quand l'Amérique a appelé le monde à soutenir les aspirations à la démocratie et à renforcer l'interdiction des armes chimiques conformément au droit international, des puissances comme la Russie et la Chine ont fait front en invoquant le principe de non-ingérence.
Ces deux puissances analysaient d'abord les soulèvements de Tunisie, d'Égypte, de Libye, du Mali, du Bahreïn, et de Syrie  au prisme de leur propre stabilité régionale et du comportement souvent rétif de leur population musulmane. Conscientes que les combattants sunnites les plus compétents et dévoués étaient des djihadistes avérés, la Russie et la Chine s'inquiétaient de l'éventualité d'une victoire catégorique des opposants de Assad. 

En l'absence d'un consensus international et avec une opposition divisée, le soulèvement entamé en Syrie pour le respect des valeurs démocratiques dégénérait en l'un des désastres humanitaires majeurs du début du XXIe siècle,  suivi de l'implosion de l'ordre régional.

Un système de sécurité régional et international efficace aurait dû éviter la catastrophe, ou du moins la contenir. Mais la perception de l'intérêt national était trop contradictoire et les coûts d'une stabilisation trop élevés.

Une intervention extérieure massive à un stade précoce aurait pu paralyser les forces en présence, mais il aurait fallu mobiliser des moyens militaires conséquents sur une longue période pour maintenir l'ordre. À la suite des guerres d'Irak et d'Afghanistan, ce n'était pas possible pour les États-Unis, du moins pas seuls.

Un consensus politique en Irak aurait pu empêcher le conflit de franchir la frontière syrienne, mais les tendances sectaires du gouvernement de Bagdad et de ses alliés régionaux le rendaient impossible. Faute de consensus, la communauté internationale aurait pu imposer un embargo sur les armes à destination de la Syrie et des milices djihadistes. Cela n'a pas été possible non plus parce que les membres permanents du Conseil de sécurité avaient des objectifs incompatibles.

Si l'ordre ne peut pas être obtenu par la voie du consensus ni imposé par la force, les conditions du chaos sont réunies, avec son cortège de désastres et de déshumanisation.
Ironie de l'histoire, au milieu de tous ces bouleversements, il y avait parmi les alliés les plus fiables des démocraties occidentales, un pays qui utilisait en politique intérieure des pratiques contraires à toutes leurs valeurs, le royaume d'Arabie Saoudite.

L'Arabie Saoudite a été un partenaire, présent dans la plupart des grandes crises régionales depuis la seconde guerre mondiale, souvent silencieux mais toujours décisif en coulisses quand il s'engage avec des partenaires.

Cette alliance a illustré une particularité du système d'États westphalien : le système permettait à des sociétés aussi différentes de coopérer et de poursuivre des objectifs communs dans un cadre formalisé. En général, le bénéfice mutuel a été considérable. Inversement, les échecs renvoyaient aux défis essentiels que l'on rencontre quand on veut établir un ordre mondial moderne.


L'Arabie Saoudite est un royaume traditionnel arabe ou islamique : c'est à la fois une monarchie tribale et une théocratie islamique.

Aucun pays du Moyen-Orient n'a été plus affecté par la vague islamiste et la montée de l'Iran révolutionnaire. Il a été écartelé entre son allégeance formelle au concept westphalien qui sous-tend sa sécurité et sa légitimité internationale d’État souverain, le puritanisme religieux qui a façonné son histoire, et les sirènes de l'islamisme radical qui perturbent sa cohésion intérieure.

La pérennité de cet État, relevant simultanément de l'ordre westphalien et de l'ordre islamiste, a été préservée pour un temps. Cependant la grande erreur stratégique de la dynastie saoudienne a été de penser, depuis les années 60 jusqu'en 2003 à peu près, qu'elle pouvait soutenir et même manipuler l'islamisme radical à l'étranger sans que cela ne se retourne comme menace pour son régime à l'intérieur.

En 2003, l'éclatement dans le royaume d'une insurrection inquiétante soutenue par Al Qaeda,  a mis en évidence la grave faille de cette stratégie. Il fallut que la dynastie lance une campagne contre insurrectionnelle efficace pour mettre fin aux troubles. Avec la montée des courants djihadistes en Irak et en Syrie, l'efficacité de ce genre de campagne devra à nouveau faire ses preuves.

Un changement radical en Arabie Saoudite aurait de profondes répercussions sur l'économie globale, l'avenir du monde musulman, et la paix mondiale. Comme l'ont montré les révolutions qui se sont déroulées ailleurs dans le monde arabe, les États-Unis ne peuvent pas s’appuyer sur une opposition démocratique en réserve, apte à gouverner l'Arabie Saoudite selon des principes plus conformes à la sensibilité occidentale. L'Amérique doit parvenir à une profonde compréhension mutuelle avec un pays qui est une proie de choix, convoitée aussi bien par les versions sunnite que chiite du djihad. Ses efforts, qu'il doit exercer de façon plutôt indirecte, seront essentiels pour favoriser une évolution constructive de la région.

La Syrie et l'Irak, jadis porteurs du nationalisme des pays arabes, ont montré qu'ils étaient incapables de retrouver par eux-mêmes leur statut d'États souverains unifiés. Comme les factions rivales de ces pays recherchent le soutien d'alliés dans la région et au-delà, leurs affrontements compromettent la cohérence intérieure de tous les pays voisins.

Les conflits de Syrie, d'Irak et de leur environnement obéissent à une nouvelle tendance préoccupante : la désintégration des États en tribus ou en entités religieuses, parfois à cheval sur les frontières existantes, en conflit violents les unes avec les autres, manipulées par des forces extérieures concurrentes, ne partageant aucune autre règle que la loi du plus fort.
Après une révolution ou un changement de régime, faute d'une nouvelle autorité légitime aux yeux d'une majorité décisive de la population, de multiples factions disparates poursuivent des affrontements ouverts avec leurs adversaires supposés. Des portions de l'État peuvent sombrer dans l'anarchie, connaitre des situations de révolte permanente, ou encore fusionner avec des fragments d'un autre État en cours de démembrement. Le gouvernement central peut manquer de volonté ou être incapable de rétablir son autorité sur les régions frontalières ou sur des groupes non étatiques comme le Hezbollah, Al Qaeda, EIIL, où les Talibans. C'est ce qui s'est produit en Irak, en Libye, et c'est un grand péril, au Pakistan. Certains États, tels qu'ils se présentent aujourd'hui, ne sont pas pleinement gouvernables sauf s'ils appliquent des méthodes que les Américains rejettent comme illégitimes pour assurer l'autorité et la cohésion sociale. Ces difficultés peuvent être surmontées dans certains cas par une évolution vers un système intérieur plus libéral.

Cependant, quand des factions appartenant à un même État se réclament de conceptions différentes de l'ordre du monde, ou se considèrent en lutte existentielle pour leur survie, les demandes américaines enjoignant de cesser les combats et de créer un gouvernement démocratique de coalition peuvent conduire à la paralysie des autorités existantes (comme dans l'Iran du Shah) ou tomber dans l'oreille d'un sourd. Le gouvernement égyptien conduit par le général Abdel Fattah el-Sisi a tiré les leçons du reversement de ses prédécesseurs et pris ses distances avec son allié historique américain pour se donner une plus grande liberté de manœuvre.

Dans ces conditions, l'Amérique doit prendre des décisions aboutissant à la combinaison la plus pertinente entre la sécurité et la moralité, tout en reconnaissant que les résultats seront imparfaits pour les deux termes de l'alternative.

En Irak, le renversement de la dictature sunnite brutale de Saddam Hussein a provoqué des tensions conduisant moins à la démocratie qu'à la revanche. Différentes factions, en guerre les unes avec les autres, cherchent à consolider des communautés autonomes basées sur l'appartenance religieuse.

La Libye, un grand pays faiblement peuplé, en proie aux divisions religieuses et aux querelles de groupes tribaux, n'a pas d'histoire commune à l'exception de la période du colonialisme italien, Le renversement du colonel Mouammar Kadhafi, un dictateur meurtrier, a eu pour résultat pratique de détruire tout semblant de gouvernement national.

Les tribus et les régions se sont armées pour assurer leur autonomie ou leur domination, organisant des milices autonomes. À Tripoli, un gouvernement provisoire a obtenu la reconnaissance internationale, mais en pratique il ne peut pas exercer son autorité au-delà des limites de la ville, et encore. Les groupes extrémistes ont proliféré, propageant le djihad dans les États voisins, avec des armes prises dans les arsenaux de Kadhafi.

Quand des États ne sont pas contrôlés dans leur totalité par le gouvernement, l'ordre régional et international ne tarde pas à se désintégrer. Des zones blanches, sans droit, commencent à couvrir une partie de la carte. L'effondrement de l'État peut transformer un territoire en une base pour le terrorisme, le trafic d'armes, et l'agitation religieuse contre ses voisins.

Les zones de non-droit, ou de djihad, s'étendent à présent dans le monde musulman, affectant la Libye, l'Égypte, le Yémen, Gaza, le Liban, la Syrie, l'Irak, l'Afghanistan, le Pakistan, le Nigéria, le Mali, le Soudan, et la Somalie. Quand on y ajoute l'agonie de l'Afrique centrale, - la guerre civile congolaise qui sévit sur plusieurs générations à contaminé tous les États voisins, et les conflits en République Centrafricaine et au Sud-Soudan menacent des mêmes métastases, - il devient évident qu'une part significative des territoires et de la population du monde est sur le point de quitter tout à fait le système étatique international.

Au moment où cette vacuité menace, le Moyen-Orient est la proie d'une confrontation semblable aux guerres de religion européennes du XVIIe siècle, mais sur un espace plus étendu. Les conflits intérieurs et internationaux se renforcent les uns les autres. Les querelles politiques, religieuses, tribales, territoriales, idéologiques, et les intérêts nationaux traditionnels se superposent. La religion est transformée en arme au service d'objectifs géopolitiques ; les civils risquent l'extermination en fonction de leur affiliation religieuse.

Là où les États sont en mesure de préserver leur intégrité, ils considèrent que leur autoritarisme n'a pas de limites, au nom des nécessités de la survie ; là où les États se sont désintégrés, ils deviennent le champ de bataille des pays environnants où le pouvoir est trop souvent exercé dans l'ignorance totale du bien-être et de la dignité humaine. Le conflit qui s'étend maintenant est à la fois religieux et géopolitique. Un bloc sunnite cohérent formé de l'Arabie Saoudite, des États du Golfe, et dans une certaine mesure de l'Égypte et de la Turquie, affronte un autre bloc conduit par l'Iran chiite qui rassemble la partie de la Syrie contrôlée par Assad, Bagdad, une série de groupes chiites irakiens, ainsi que les milices du Hezbollah au Liban et du Hamas à Gaza.

Le bloc sunnite soutient le soulèvement contre Assad en Syrie et contre Bagdad en Irak ; l'Iran vise la domination régionale en utilisant des acteurs non étatiques avec lesquels il entretient des liens idéologiques, pour saper la légitimité intérieure de ses rivaux régionaux. Les participants à cet affrontement recherchent des soutiens extérieurs en particulier ceux de la Russie et des États-Unis, et ils établissent des relations entre eux.

Les objectifs de la Russie sont stratégiques pour une bonne part ; au minimum empêcher les groupes djihadistes de Syrie et d'Irak de faire tâche d’huile sur ses territoires à majorité musulmane. Plus largement, à l'échelle mondiale, elle vise à renforcer sa position vis-à-vis des États-Unis.

L'Amérique est dans l'embarras dans la mesure où elle condamne à juste titre Assad sur des bases morales, mais l'essentiel des adversaires de ce dernier sont affiliés à al Qaeda et à des groupes encore plus extrémistes, auxquels les États-Unis doivent s'opposer stratégiquement.

Ni la Russie ni l'Amérique ne sont en mesure de trancher entre l'option de la coopération ou de la confrontation, bien que les événements d'Ukraine fassent pencher la balance du coté de la guerre froide.

De multiples forces contradictoires s'exercent sur l'Irak. Il s'agit aujourd'hui de l'Iran, de l'Occident, et de toute une série de factions sunnites revanchardes. C'est une situation qu'il a connue à plusieurs reprises dans son histoire, le même scénario étant joué par des acteurs différents.

Après les amères expériences vécues par l'Amérique, et dans des conditions si défavorables au pluralisme, il est tentant pour elle de laisser ces bouleversements suivre leur cours et miser sur des arrangements avec les États qui prendront la suite. Mais nombre de successeurs potentiels au pouvoir ont déclaré que l'Amérique et l'ordre mondial westphalien étaient leur ennemi principal.

Dans une époque de terrorisme suicide et de prolifération des armes de destruction massive, la dérive vers des confrontations religieuses pan-régionales doit être considérée comme une menace sur la stabilité du monde, justifiant un effort coopératif de toutes les puissances responsables, à partir d’une définition commune minimale de l'ordre régional à venir.

Si l'ordre ne peut pas être établi, de vastes aires géographiques risquent de sombrer dans l'anarchie et dans des formes d'extrémisme qui se répandront organiquement dans d'autres régions. Pour conjurer cette perspective funeste, le monde attend que l'Amérique et les autres pays capables de concevoir une stratégie mondiale assurent la promotion du nouvel ordre régional.

par Henry Kissinger ,  pour The Sunday Times, première publication:  le 31  août 2014
Titre original : The World in Flames
Traduction: Jean-Pierre Bensimon
Pour un autre regard sur le Proche-Orient n°15 Octobre 2014

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