jeudi 30 avril 2015

L'accord avec l'Iran et ses conséquences

Les risques irréversibles de l'accord Obama avec l'Iran : La contribution exceptionnelle de Henry Kissinger et George P. Shultz


************************************

Par un mélange habile de diplomatie et de refus des résolutions de l'ONU, l'Iran a aiguillé les négociations dans un sens qui lui convient.

Le cadre qui a été présenté pour un accord sur le programme nucléaire de l'Iran a toutes les caractéristiques requises pour provoquer un important débat national. Ses avocats se réjouissent des contraintes qui devraient s'imposer à l'Iran en matière nucléaire. Ses critiques mettent en question le caractère vérifiable de ces contraintes et leur impact à long terme sur la stabilité régionale et mondiale. La signification historique de cet accord, et donc de sa pérennité, ne sera assurée que si ces impressions, légitimes en elles-mêmes, peuvent être conciliées.

Le débat sur les détails techniques de l'accord l'a emporté de loin sur la réflexion en profondeur indispensable pour évaluer ses implications les plus ultimes. Pendant 20 ans, trois Présidents appartenant aux grands partis ont affirmé qu'un Iran nucléaire était contraire aux intérêts de l'Amérique et du monde, et qu'ils étaient prêts à utiliser la force pour le ramener à la raison. Cependant les négociations qui ont commencé il y a 12 ans dans le cadre d'une démarche internationale visant à prévenir le développement d'un arsenal nucléaire iranien se sont achevées par un accord qui concède cette capacité, encore qu'elle ne sera pleine et entière qu'au terme de 10 années.

Par un mélange habile de diplomatie et de refus des résolutions de l'ONU, l'Iran a graduellement inversé les objectifs de la négociation. Les centrifugeuses de l'Iran se sont multipliées:  au nombre de 100 au début de la négociation, il y en a presque 20.000 aujourd'hui. La menace de guerre est désormais une contrainte pour l'Occident davantage que pour l'Iran. Alors que celui-ci considère le seul fait d'accepter de négocier est une concession, l'Occident a cru devoir présenter de nouvelles propositions chaque fois que le mécanisme se bloquait . Au cours de ce processus, le programme iranien a atteint un stade officiellement défini par le laps de temps nécessaire, un ou deux mois, avant la production d'une arme nucléaire. Selon l'accord envisagé, pendant 10 ans, l'Iran ne devra jamais être à moins d'un an de l'arme nucléaire. Mais une décennie plus tard, il en sera significativement plus proche.

Inspection et mise en oeuvre.

Le président mérite d'être salué pour son engagement à poursuivre l'objectif de réduction du péril nucléaire, tout comme le secrétaire d'État John Kerry pour la ténacité, la patience et l'ingéniosité avec lesquelles il s'est efforcé d'imposer des contraintes significatives au programme nucléaire iranien.

Des progrès ont été enregistrés sur la réduction de la taille du stock de matières fissiles détenu par l'Iran, sur  le cantonnement de l'enrichissement de l'uranium dans une installation unique, et sur les limites techniques imposées au processus d'enrichissement. La valeur exacte de ce cadre dépendra tout de même de son caractère vérifiable et de sa mise en œuvre effective.

La négociation de l'accord final sera une épreuve considérable. D'un côté aucun texte officiel n'a été à ce jour publié. Ce qu'on appelle l'accord-cadre n'est qu'une interprétation américaine unilatérale. Certaines de ses clauses ont été présentées par le principal négociateur iranien comme des « manipulations». Une déclaration conjointe de l'Union européenne et de l'Iran diffère sur des points importants du texte américain, surtout en ce qui concerne la levée des sanctions et l'étendue des recherches et développements autorisés. 

Des ambiguïtés comparables se retrouvent dans le délai d'une année avant un éventuel saut nucléaire iranien. Apparu à une étape relativement tardive de la négociation, ce concept a remplacé l'idée de base antérieure qui stipulait que l'Iran ne pourrait maitriser que les techniques compatibles avec un programme nucléaire strictement civil. La nouvelle approche rend plus complexe la vérification, et lui donne un caractère plus politique du fait de l'imprécision du critère.

Selon la nouvelle approche, l'Iran n'abandonnera définitivement aucun de ses équipements, aucune de ses installations, pas plus que son stock de matières fissiles pour obéir aux contraintes envisagées. Elle se contente de lui imposer des restrictions temporaires, qui se réduisent dans de nombreux cas à un scellé posé sur la porte d'un dépôt ou à des visites périodiques des inspecteurs sur des sites déclarés. L'ampleur de l'effort nécessaire rend ses résultats douteux. L'Agence Internationale pour l'Énergie Atomique est-elle en mesure, techniquement et en termes de ressources humaines, de réaliser une mission aussi vaste et aussi complexe?

Dans un grand pays, avec des installations multiples et une grande expérience de la dissimulation des activités nucléaires, des violations seront forcement difficiles à détecter. Imaginer des modèles théoriques d'inspection est une chose. En assurer la mise en œuvre effective, semaine après semaine, en dépit des crises internationales parallèles ou de l'attention éventuellement focalisée sur des difficultés intérieures, en est une autre. Tout signalement d'une violation des engagements entraînera probablement une controverse sur son importance, et même le renvoi à de nouvelles négociations avec Téhéran pour régler la question. Le souvenir des travaux effectués par l'Iran sur un réacteur à eau lourde dans la période de «l'accord intérimaire » n'est pas encourageante. Une activité suspecte avait été identifiée mais on décida de fermer les yeux pour continuer de négocier dans une atmosphère positive.

Pour compliquer un peu plus ce problème, il est peu probable que le saut nucléaire prenne la forme d'un événement indiscutable. Plus probablement il interviendra, si c'est le cas, à la suite d'une accumulation graduelle de subterfuges ambigus.

Quand inévitablement , des désaccords surgiront à propos du champ des inspections et de leur caractère intrusif, sur quels critères est-il prévu d'être intransigeant, et jusqu'à quel point ? Si la preuve d'une violation est discutable, qui tranchera de sa valeur ? Quelle procédure sera suivie pour solutionner le problème rapidement ?

Le principal moteur de l'exécution de l'accord est la menace d'un retour des sanctions: cela met en évidence une importante asymétrie de l'accord puisque l'Iran obtiendra la levée permanente des sanctions contre des restrictions temporaires de ses programmes. Le rétablissement  du système de sanctions antérieur ne sera sûrement pas aussi clair ni automatique que le suggère l'expression «snap-back » [qui signifie "retour instantané" ndt]. 

L'Iran peut violer l'accord sur décision de son exécutif. La restauration des sanctions les plus efficaces nécessitera une action internationale coordonnée. Dans certains pays qui se sont joints non sans réticence au précédent cycle de négociations, les demandes de l'opinion et des milieux d'affaire iront à l'encontre d'un rétablissement automatique ou même rapide. Si le cycle de négociation qui va suivre ne définit pas sans ambiguïté les termes, une tentative de restaurer les sanctions risquera avant tout d'isoler l'Amérique, pas l'Iran.

L'expiration graduelle de l'accord-cadre, sur une décennie, permettra à l'Iran de devenir une puissance industrielle et militaire significative dans le secteur nucléaire, à l'issue de ce délai. L'étendue et la sophistication de son programme nucléaire lui donneront la capacité de passer au nucléaire militaire au moment de son choix. Les limites de la recherche et du développement qui ont été posées à l'Iran n'ont pas été divulguées publiquement (ou ne sont peut-être pas encore arrêtées.) L'Iran sera donc en position de pousser ses technologies nucléaires dans la période de validité de l'accord et il pourra déployer rapidement les centrifugeuses les plus avancées après l'expiration ou la rupture de l'accord. Leur productivité est au moins cinq fois supérieure à celle des modèles actuels.

Les négociations ultérieures devront traiter soigneusement un certain nombre de questions clés: le mécanisme de réduction du stock d'uranium enrichi iranien de 10 t à 300 kg; le rythme d'enrichissement de l'uranium à la fin des 10 années; et les demandes de l'AIEA concernant les acquis de l'Iran suite à ses travaux de recherche antérieures sur les armes atomiques. Les solutions effectives à ces questions et à d'autres problèmes du même ordre devraient déterminer les circonstances et le moment où les États-Unis pourront être quitte avec les négociations.

L'accord-cadre et la dissuasion à long terme

Quand ces questions auront trouvé leur solution, de nouveaux problèmes surgiront parce que le processus négocié crée de nouvelles réalités. L'accord intérimaire a concédé à l'Iran un droit à l'enrichissement, que le nouvel accord intègre au cœur de son architecture. Pour les États-Unis, une phase de restrictions de 10 ans des capacités nucléaires de l'Iran est peut-être un intermède bienvenu. Pour les voisins de Téhéran qui perçoivent leurs impératifs en fonction  d'une rivalité millénaire, il s'agit là d'un prélude à une nouvelle réalité permanente et plus dangereuse. Certains acteurs clés du Moyen-Orient considèrent probablement que les États-Unis veulent offrir un potentiel nucléaire militaire au pays qu'ils considèrent comme leur menace principale. Plusieurs d'entre eux voudront disposer au minimum d'un potentiel équivalent. L'Arabie Saoudite a fait savoir qu'elle fera partie de la liste, et d'autres suivront probablement. Dans ce sens les implications de ces  négociations sont irréversibles.

Si le Moyen-Orient devient « proliférant », avec une pléthore d'États parvenus au seuil nucléaire, en rivalité mortelle pour certains, sur quels concepts de dissuasion nucléaire ou de stabilité stratégique la sécurité internationale sera-t-elle fondée ? Les théories traditionnelles de la dissuasion posent une série d'équations bilatérales. Pouvons-nous envisager dans la région une série de rivalités croisées, le programme nucléaire des uns contrebalançant celui des autres ?

Les approches antérieures  en matière de stratégie nucléaire postulaient aussi que les acteurs étatiques en présence étaient stables. Pour les premières puissances nucléaires, la distance géographique et la taille relativement importante des programmes s'accompagnaient d'une répulsion morale pour l' attaque surprise, inconcevable pour chacun. Dans quelle mesure ces doctrines sont-elles transposables dans une région où l'utilisation d'organisations supplétives non étatiques est banale, où les structures des États sont la cible d'attaques, où la mort sur la voie du djihad est une forme de réalisation de soi?

On a suggéré que les États-Unis pouvaient détourner les voisins de l'Iran du développement de capacités individuelles de dissuasion en leur offrant le parapluie nucléaire américain. Mais comment ces garanties seront-elles définies ? Quels facteurs déclencheront leur implémentation ? Ces garanties seront-elles circonscrites aux armes nucléaires ou étendues aux agressions militaires conventionnelles ? Nous opposons-nous  à la domination de l'Iran ou aux méthodes que celui-ci utilise pour y parvenir ? Que se passera-t-il si les armes nucléaires sont utilisées comme instrument de chantage psychologique ? Et comment de telles garanties seront-elles justifiées auprès de l'opinion publique et ajustées aux pratiques constitutionnelles ?

L'ordre régional

Pour certains, passer un accord est pertinent pour juguler ou au moins modérer l'hostilité militante de l'Iran envers l'Occident et les institutions internationales depuis trois décennies et demie. Il donnerait aussi l'opportunité d'entraîner ce pays dans une démarche de stabilisation du Moyen-Orient. Ayant tous deux été au gouvernement dans des périodes d'alignement stratégique entre l'Amérique et l'Iran et ayant fait l'expérience des avantages de cette situation pour les deux pays comme pour le Moyen-Orient, nous ferions le meilleur accueil à un tel aboutissement. L'Iran est un État national important avec une culture historique, une identité nationale fière et une population relativement jeune et éduquée. Son rétablissement comme partenaire serait un événement appréciable.

Mais partenaire pour quoi faire ? La coopération n'est pas un exercice de bons sentiments ; elle présuppose des définitions convergentes de la stabilité. Il n'existe actuellement aucune preuve que l'Iran et les États-Unis soient proches d'une telle convergence. Même s'ils combattent des ennemis communs, comme l'État islamique, l'Iran a refusé de partager des objectifs communs. Les représentants de l'Iran (y compris son Guide suprême) continuent à professer des conceptions révolutionnaires et anti-occidentales de l'ordre international. A destination de l'opinion intérieure, des responsables iraniens de premier plan décrivent les négociations nucléaires comme une forme de djihad par d'autres moyens.

Les étapes finales des négociations nucléaires ont coïncidé avec une intensification des efforts de l'Iran pour étendre et consolider son pouvoir sur les États environnants. Les Iraniens ou les forces clientes des Iraniens, opérant hors du contrôle des autorités nationales, jouent aujourd'hui un rôle politiquement et militairement prééminent dans de multiples pays arabes,. Avec l'extension récente du champ de bataille au Yémen, Téhéran occupe des positions le long de toutes les voies maritimes stratégiques du Moyen-Orient, et il encercle son principal rival l'Arabie Saoudite, un allié de l'Amérique.  Si des contraintes politiques ne sont pas associées aux restrictions nucléaires, un accord libérant l'Iran du risque des sanctions renforcerait ses projets hégémoniques.

On a soutenu que ces difficultés sont secondaires dans la mesure où l'accord nucléaire ne serait qu'une étape favorisant une mutation intérieure de l'Iran. Mais qu'est-ce qui donne cette assurance que nous allons nous révéler plus astucieux dans l'anticipation de la dynamique intérieure de l'Iran que dans celles du Vietnam, de l'Afghanistan, de l'Irak, de la Syrie ou de la Libye? 

Faute d'un lien entre les dispositions pour le nucléaire et certaines obligations politiques, les alliés traditionnels de l'Amérique estimeront que les États-Unis ont troqué une coopération temporaire sur le dossier nucléaire contre la reconnaissance de l'hégémonie iranienne. Ils chercheront avec de plus en plus d'énergie à établir un équilibre nucléaire à leur convenance, et si nécessaire ils recourront à d'autres puissances pour préserver leur intégrité. L'Amérique espère-t-elle encore interrompre les dérives de la région vers des conflagrations, des États en dislocation, et un déséquilibre des puissances en faveur de Téhéran; devons-nous désormais l'accepter comme une expression inévitable du rapport des forces régional ?

 Certains de ses soutiens ont suggéré que l'accord initié par l'administration actuelle pouvait servir comme moyen pour l'Amérique de prendre ses distances avec les conflits du Moyen-Orient, avec au bout du compte un retrait militaire de la région. Comme les États sunnites se préparent à résister au nouvel empire chiite, c'est  leurs adversaires se préparent tout autant. Le Moyen-Orient ne se stabilisera pas de lui-même, et un équilibre des puissances ne se définira pas en dehors de la compétition entre les Iraniens et les sunnites. (Même si c'est notre objectif, la théorie traditionnelle  suggère que l'équilibre des forces nécessite un appui au côté le plus faible, et non l'essor d'un centre de pouvoir expansionniste.) Au-delà de la stabilité, il est de l'intérêt stratégique de l'Amérique d'empêcher le déclenchement d'une guerre nucléaire avec ses conséquences catastrophiques. On ne doit pas permettre d'utiliser les armes nucléaires comme des armes conventionnelles. Les passions de la région associées à des armes de destruction de masse pourraient forcer l'Amérique à s'impliquer plus profondément. 

S'ils veulent épargner au monde des troubles encore pires, les États-Unis doivent développer une doctrine stratégique pour la région. La stabilité nécessite un rôle actif des Américains. Pour que l'Iran devienne un membre honorable de la communauté internationale il faut qu'il accepte au préalable de réduire son action déstabilisatrice au Moyen-Orient et qu'il cesse de mettre au défi l'ordre international à plus grande échelle.

Tant que les concepts stratégiques et politiques de l'Amérique ne seront pas clairs, l'accord nucléaire en projet ne résoudra pas, mais aggravera les défis que la région représente pour le monde. Loin de permettre le désengagement de l'Amérique du Moyen-Orient, l'accord nucléaire conduira plus probablement à un engagement accru dans cet endroit, au cœur d'une réalité nouvelle et complexe. L'histoire ne fera pas notre travail à notre place ; elle n'aide que ceux qui cherchent à s'aider eux-mêmes.

Auteurs : Henry Kissinger et George P. Shultz, anciens secrétaire d'état américains
Première publication: Wall Street Journal , le 7 avril 2015
Traduction : Jean-Pierre Bensimon


Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire