lundi 14 décembre 2015

Le peuple, le fauteuil et la foudre

Que peut-il arriver quand un système électoral  déconnecte à ce point la sphère politique de la société?

Ouf! Le nuage d'encre qui noircissait l'horizon a été dispersé, dissipé, digéré. Les urnes ont parlé. Le FN ne prendra la tête d'aucun exécutif régional. Peu importe que la Région soit la collectivité territoriale la moins riche en finances et en compétences, peu importe que ses budgets annuels soient en quasi totalité pré affectés, ou que la chute des dotations de décentralisation réduisent encore ses marges. Le bulletin de vote a nettoyé la plaine menacée, le pilori entrave solidement les membres du Monstre noir pour les dix-huit prochains mois.

Le citoyen qui s'éveille au lendemain de la soirée électorale se frotte les yeux. Le FN a bien été écarté partout des responsabilités, mais quand même, les plaies purulentes de la France qui étaient là hier sont encore là aujourd'hui, à l'identique.

La chômage est toujours à un point haut historique, avec son cortège de misère, d'humiliations et de désespoir.

L'industrie qui a cessé de créer des emplois depuis des lustres, poursuit comme jamais sa course vers l'extinction. L'économie française, cas unique en Europe, continue de stagner alors qu'un certain dynamisme entraîne ses voisins depuis plusieurs trimestres. D'innombrables PME sont bien à la limite du dépôt de bilan, tandis que la précarité ronge toujours lentement les perspectives, le statut social, mais aussi le quotidien d'une masse de citoyens-électeurs.

La dette publique, ces deux mille milliards d'euros qui lestent les épaules de tout citoyen, jusqu'au nouveau-né de la douce France, ne s'est pas évaporée et ses ailes inquiétantes obscurcissent toujours l'avenir.

Des "Français nés en France" ont bien tiré à la kalachnikov sur leurs concitoyens et tué en masse, en plein centre de la capitale ces derniers jours. Et leurs amis ont bien promis de frapper les Infidèles au cou, et ils sont passés à l'action dès ce matin. Il parait que désormais ce sont les enseignants qui sont les premiers visés. Après les Juifs, les militaires, les caricaturistes, demain les coiffeurs? 

L'immigration se poursuit toujours, obéissant à des lois de thermodynamique culturelle et sociale qui échappent au droit et à la volonté du pays.

La délinquance est toujours là, les banlieues sont toujours dangereuses, comme les transports. La vague des migrants illégaux, loin de se tarir, menace comme jamais.

En un mot, si les élections régionales de décembre ont balayé le FN, si un fantôme taillé sur mesure a été judicieusement inventé pour extraire pendant quelques instants plusieurs millions d'électeurs de leur indifférence et de leur apathie, les affections mortelles qui décomposent le corps et l'âme de la France sont restées en l'état.

Le système électoral est parvenu à déconnecter totalement la sphère politique de la réalité d'en-bas. La société peut souffrir jusqu'à en hurler, qu'importe! Le dispositif médiatico-électoral post gaulliste interdit que ses alarmes et ses colères puissent aboutir à l'éviction des incompétents et des insatiables de pouvoir des places auxquelles ils sont rivés. Le petit monde politique a sa vie propre, ses apanages, ses réseaux, ses revenus précieux, et il n'entend nullement céder devant la plèbe. Une bonne expérience du pilotage des média, une science éprouvée de la manipulation des peurs, et d'habiles transactions rhubarbe-séné entre pairs, suffisent, on l'a vu, pour annihiler toute intrusion non souhaitée dans le club qui monopolise les leviers du système politique et électoral français. 

Il y a deux grands facteurs qui permettent d'expliquer cette coupure radicale entre les exigences le plus criantes de la société et l'agenda de la sphère politique en France, un cas original dans ce que l'on appelle le monde démocratique.

Le premier facteur est la concentration des pouvoir détenus par le Président, l'autorisant à un règne sans partage au sommet de l'exécutif. La Présidence voulue par de Gaulle laisse place à très peu de contre pouvoirs. Son évolution a institutionnalisé un pouvoir personnel du Président qui présente des similitudes avec celui du dictateur à deux bémols près. Il est strictement limité à la durée constitutionnelle du mandat présidentiel et il est sensible au niveau des sondages plus ou moins indépendants. On pourrait peut-être ajouter à cela quelques contraintes de forme qui encadrent la décision présidentielle solitaire ou clanique. 

Mais l'informel domine, et de loin. Ainsi, des effets de levier extrêmement puissants sur la sphère des média et sur le monde économique et financier permettent facilement au numéro un de la République d'imposer par la dissimulation, la diabolisation, le silence ou la confusion, les décisions les plus impopulaires, comme le maintien durable de flux d'immigration élevés, la persistance dans l'euro, ou le multiculturalisme inavoué. C'est ce pouvoir personnel institutionnalisé qui a permis à Sarkozy de balayer d'un revers de manche les résultats du référendum sur la Constitution européenne ou de lancer sa guerre fameuse en Libye. Le même a permis à Hollande d'imposer une fiscalité assassine pour l'économie et l'emploi, la préférence de l'endettement à la réforme, ou l'inexécution systématique des sanctions pénales infligées à certaines populations. Au détriment d'intérêts réellement  vitaux du pays et sans véritable débat.

Le second facteur de la rupture entre le clan politique et la société est le suffrage à deux tours. Si ce mode de scrutin n'est pas une exclusivité, il est du moins une spécialité française. Dans ce système, des adversaires politiques qui ont étalé devant l'électorat pendant des semaines leurs divergences irréconciliables et expliqué par le menu pourquoi tout autre choix qu'eux-mêmes serait suicidaire, peuvent en quelques heures retourner leur veste et exiger l'après-midi un vote indispensable au bénéfice de l'ennemi du matin. Le politicien 1 passe la rhubarbe et le politicien 2 tend le séné. L'un et l'autre sont gagnants mais le peuple perd.

En effet, dans un système à un tour, les grandes minorités sont représentées et pour agir, elle doivent passer des compromis. C'est le cas en Allemagne où l'élection du chancelier est suivi de longues négociations. Un tour de passe-passe électoral ne suffit pas, comme en France, pour imposer la vision personnelle d'une personne ou d'un clan minuscule et leurs lubies éventuelles.

Les élections régionales qui se sont conclues dimanche dernier auront été pleines d'enseignements. Les terribles plaies dont souffre la France ont pris la forme d'une colère qui a propulsé le vote FN vers des sommets arithmétiques. C'était le peuple français vivant, ouvriers modestes,  professions déclassées ou menacées, qui disaient l'impossibilité de continuer sur les bases actuelles. Au lieu de recevoir ce message, ne fut-ce qu'en concédant des bribes infimes de pouvoir, la clan politique établi s'est cabré une fois de plus. Grâce à une campagne hystérique d'une semaine, dûment planifiée, où le bal de la peur et des spectres a été orchestré par le premier ministre en personne, l'homme qui ne rit pas, l'arithmétique s'est inversée. 

Que se passe-t-il dans le peuple quand on s'obstine à ne pas l'entendre, cette spécialité nationale depuis presque un demi siècle? Trois issues sont possibles:

- celle de l'affaissement moral. C'est le produit de la perte de confiance dans la politique entendue comme l'instance de l'élaboration des décisions politiques, et de leur correction si elles s'avèrent erronées ou dangereuses. Certaines professions essentielles sont en grande souffrance morale aujourd'hui, l'enseignement ou la police, par exemple. Il en est de même de certaines catégories sociales comme la jeunesse, les petits agriculteurs et artisans, les diplômés sans emplois, et une fraction des classes moyennes;

- celle de l'émigration. Nombre de diplômés et de professionnels ont choisi de quitter le pays. C'est sans doute la couche la plus dynamique et porteuse d'avenir de la nation. Cette lente hémorragie est indolore à cout terme mais funeste pour l'avenir;

- celle de la violence. C'est l'un des effets de son avidité et de sa surdité que la classe des responsables obsédés de pouvoir ne parvient pas à anticiper, mais qu'elle ferait bien de prendre en considération.

Jean-Pierre Bensimon 

Lundi 14 décembre 2015

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