Audrey C-M :
estimez-vous que le fait que Jérusalem soit reconnu comme capitale d'Israël
mérite une guerre ?
Finkielkraut :
le sionisme est un pragmatisme c'est-à-dire qu'on passe des compromis, que l'on
tient compte des réalités… Je partage l'attachement à Israël de tous les juifs
mais d'un autre côté la décision de Donald Trump me paraît catastrophique car
elle risque d'embraser la région et d’empêcher les négociations entre
palestiniens etbIsraéliens, d'empêcher leur reprise, elles sont déjà au point
mort… Les Américains auraient dû procéder tout autrement.
Audrey C-M :
: cela s'embrase. Le Hamas appelle à une
nouvelle intifada.
Finkielkraut :
oui, le Hamas appelle à une nouvelle intifada, elle n'aura peut-être pas lieu,
mais quand je vois que Netanyahou salue cela comme une décision historique, je
suis effectivement très mécontent. Parce que d'un autre côté Netanyahou ne
propose rien aux palestiniens. Il ne propose pas l'arrêt des implantations, pas
même le démantèlement de certaines implantations à l'image de ce qu'avait fait Ariel
Sharon pour Gaza, donc il les pousse au désespoir, il les pousse à
l'extrémisme, et c'est à mes yeux très regrettable.
Audrey C-M : le CRIF demande à Emmanuel Macron de
s'aligner sur Trump. Est-ce qu’il ne sort pas de ses prérogatives religieuses
en France pour s'occuper d'un problème territorial d'Israël ?
Finkielkraut :
le CRIF n'est pas une organisation religieuse, mais en effet il me semble
sortir de ses prérogatives et je ne suis pas sûr qu'il soit représentatif dans
le monde juif. La plupart des juifs sont attachés à Israël, ils sont soucieux
d'Israël, et ils sont conscients de la vulnérabilité d'Israël. Israël occupe en
effet les territoires palestiniens mais en même temps il est menacé de mort
notamment par l'Iran. Il n'en reste pas moins que tous les juifs ne sont pas
d'accord avec la politique de Netanyahou et le CRIF, au lieu de demander à
Macron de s'aligner sur Trump devrait, lui, ne pas s'aligner sur Netanyahou,
sur le gouvernement d'Israël, parce que ces décisions peuvent et doivent être
discutées.
Audrey C-M :
est-ce que cela n'est pas propre à faire
monter l'antisémitisme en France ?
Finkielkraut :
non je ne crois pas.
Audrey C-M :
je parle de la décision du Crif.
Finkielkraut :
disons aujourd'hui, en effet, qu'il y a un nouvel antisémitisme qui prend
prétexte de la situation faite aux Palestiniens pour molester voire attaquer
des juifs, comme on l'a vu récemment à Livry-Gargan. Apparaissent aujourd'hui
dans certaines banlieues des tags sur certaines maisons habitées par des juifs
« Vive la Palestine, on va te faire la peau. » Le prétexte palestinien ne doit
pas être accepté.
Audrey C-M :
et vous ne craignez pas que la décision
de Trump et la prise de position du Crif fasse monter encore antisémitisme en
France ?
Finkielkraut :
il est possible qu'en effet cela alimente cette haine, mais il faut savoir se
battre sur deux fronts : je dénonce le communiqué du Crif, mais je n'accorde aucune
espèce d'excuse à cette forme d'antisémitisme.
Finkielkraut
interviewé par Élisabeth Lévy, RCJ Causeur, le 10 décembre 2017
Élisabeth Lévy : il l'avait promis
il l'a fait. Proclamant qu'il était temps pour l'Amérique de reconnaître
officiellement Jérusalem comme la capitale d'Israël, Donald Trump en a donné
une traduction concrète, loin d’opter comme Bill Clinton [pour le report] et [comme
cela a été] confirmé par Barak Obama. Cette décision qui n'aura probablement
pas de conséquences majeures sur le terrain, n'en revêt pas moins un poids symbolique
considérable pour les Palestiniens dont la cause avait quitté les écrans
médiatiques et qui voient leur société se désagréger. C'est une humiliation, et
pour la totalité des chancelleries un coup de force hasardeux qui aura pour
effet de bloquer tout espoir de paix. Les régimes arabes proches d'Israël, l’Arabie
Saoudite, l'Égypte, la Jordanie, risquent de se retrouver en porte-à-faux avec
leurs opinions.
Mais
pour beaucoup d'Israéliens ainsi que pour de nombreux Juifs en France et dans
le monde, cette reconnaissance atteste du lien historique qu'il les unit à
Jérusalem après la révoltante décision de l'Unesco en mai 2017, qui nie toute
présence juive dans Jérusalem. Le tombereau habituel d'imprécations anti
israéliennes suscité par l'annonce de Trump ne peut que les conforter dans la
certitude qu'ils sont seuls, seuls avec l'Amérique. Reste que ni la présence
historique, ni l'attachement métaphysique ne suffisent dans un monde de droit à
fonder la légitimité politique. Les Palestiniens, on l’a dit souvent, ont été
encouragés par leurs bons amis dans un jusqu'au-boutisme qui a fait leur
malheur. Je vous demanderai, Alain Finkielkraut, si Trump n'est pas pour les
juifs et pour Israël un ami empoisonné(…)
Je
rappelle tout de même que dans son discours dans lequel il a proclamé cette
reconnaissance, il a aussi affirmé qu'il était favorable à deux états. Je vous laisserai parler du
discours Alain Finkielkraut. Il n'y a pas eu d'embrasement pour l'instant même
s'il faut être prudent, le Hezbollah ayant appelé à une grande manifestation
demain, Benyamin Netanyahou est à Paris et Emmanuel Macron lui fera part
certainement de sa désapprobation. Le Crif en revanche, lui, s'est engagé très
fermement en faveur de la décision de Donald Trump. Alors, vu que nous sommes
en France, est-ce que vous êtes d'accord avec cette désapprobation.
Finkielkraut : Rompant avec la
pratique des présidents américains qui reportaient d'année en année l’Embassy
Act voté en 1995 par le Congrès, le président Trump a donc décidé de
reconnaître Jérusalem comme capitale d'Israël et de transférer l'ambassade
américaine. Ce choix, alors que le processus de paix est au point mort, va
compromettre le rapprochement d'Israël et des pays sunnites face à l'ennemi
commun, l'Iran. Il va renforcer l'extrémisme palestinien, provoquer sinon une
deuxième intifada, du moins un regain de violence et remettre ainsi les
Israéliens, civils et soldats, en danger plus qu'ils ne le sont déjà. Merci du
fond du cœur M. Trump, bravo pour le timing.
La
plupart des Juifs français ont le souci d'Israël, il est donc parfaitement
normal, parfaitement légitime, que le crif,
Conseil représentatif des institutions juives de France, exprime ce souci.
Mais, cela ne doit pas en faire une deuxième ambassade, le Conseil
représentatif des intérêts de Benyamin Netanyahou en France. Le Crif ne joue
pas son rôle en demandant au président de s'aligner sur une position du
président américain. Par cette préconisation, le Crif alimente l'odieuse
propagande de tous ceux qui identifient les Juifs de France quels qu'il soient
à la droite israélienne.
Il
reste, je dois le dire, que l'indignation suscitée dans le monde arabe musulman
par la déclaration de Donald Trump a quelque chose de terrifiant. Vous l'avez
souligné, Trump a bien pris soin de spécifier que les limites spécifiques de la
souveraineté de Jérusalem sont très sensibles, et que le statut final doit être
négocié entre les différentes parties. Il a réaffirmé le soutien des États-Unis
au statu quo concernant le Mont du Temple
connu sous le nom de Haram al Sharif. Il s'est dit prêt enfin à soutenir une
solution à deux états dans le
conflit entre Israéliens et Palestiniens. Et de Kaboul à Istanbul, la rue
musulmane répond par un appel à la mobilisation pour la libération de
Jérusalem, pas le partage, la libération. Dans son livre, « Quel avenir pour
Israël », Shlomo Ben Ami rapporte la discussion qu'il avait eue lors des
négociations de Camp David avec le négociateur palestinien Saeb Erekat. « Nous
avons débattu de la question du Mont du Temple car la partie palestinienne
prétendait que le Temple n'avait jamais existé, que tout cela était une blague. »
Ce négationnisme a été tout récemment officialisé par une résolution de
l'Unesco répudiant tout lien historique entre les Juifs et Jérusalem. On est donc
aujourd'hui partagé entre deux craintes, la crainte de l'isolement et celle que
m'inspire l'imbécillité de la politique américaine, celle que m'inspire le
fanatisme islamique.
Élisabeth Lévy : Mais en même temps
les Israéliens eux-mêmes quand ils disent « Jérusalem capitale unifiée »
de l'État d'Israël ne font pas vraiment droit non plus. Vous dites que les
Arabes ne veulent pas partager Jérusalem. Quand on entend les Israéliens
parler, ils n'ont pas l'air de vouloir la partager non plus. Bien sûr qu'il y a
l'accès aux lieux religieux, c'est tout à fait vrai, et ce n'était pas le cas
sous souveraineté arabe, mais ils n'empêche, les Israéliens ne font pas droit à
cette demande palestinienne.
Finkielkraut : non les
Israéliens, il ne faut pas dire les Israéliens mais des Israéliens. Les
Israéliens sont divisés et la plupart d'entre eux, sauf Eyal Sivan et Michel Warschawski,
la plupart des Israéliens pensent en effet que Jérusalem est la capitale d’Israël
et de facto, Jérusalem est la
capitale, la Knesset siège à Jérusalem, le gouvernement siège Jérusalem, mais
un certain nombre d'Israéliens sont prêts, disent aussi, que Jérusalem Est
peut-être dans le cadre d’un règlement négocié, la capitale de l'État
palestinien à venir. Simplement, Naphtali Benett qui représente un certain
nombre d'Israéliens applaudit Trump, et va plus loin que lui. Il pense que
c'est un premier pas, parce que pour Naphtali Benett et les Israéliens qui sont
d’accord avec lui, Jérusalem est la capitale indivisible d'Israël.
Élisabeth Lévy : Il ne l'a pas dit.
Finkielkraut : Justement, à la
différence de Trump. Trump pour lui a fait un premier pas, et il [Benett] ne
veut pas non plus restituer de territoires. Il veut poursuivre la colonisation,
c'est-à-dire que ce faisant Naphtali Benett œuvre à ce que les Juifs soient
minoritaires dans leur propre État. Et donc je pense qu’à cet égard que Amos Oz
à raison de dire que le gouvernement auquel il participe et dans lequel il a
une voix prépondérante, est le plus antisioniste de l'histoire d'Israël. Et je
pense toujours à cette phrase d’Ari Shavit, dans son livre extraordinaire « Ma
terre promise » : ou Israël mettra fin à l'occupation, où l'occupation
mettra fin à Israël. Certes le partenaire n'est pas fiable, certes il y a des
risques à courir, mais nous sommes placés aujourd'hui devant cette alternative.
Élisabeth Lévy : Je voulais vous
faire remarquer que peut-être en plus le moment était très favorable à Israël.
Il n'y a pas une pression diplomatique réelle sur Israël en ce moment. On voit
bien que Netanyahou est tout de même reçu à Paris aujourd'hui, il n'y a pas de
pression pour le faire aller dans un processus, il y a cette alliance sunnite.
Donc effectivement, le paysage était plutôt favorable. Je voulais attirer votre
attention justement sur une chose que Gil Mihaely m'a fait remarquer, qu'il y a
eu un rapport, une étude, faite par des anthropologues ou des sociologues assez
sérieux, récemment, qui disait que la société gazaouie, qui avait tenu bon
assez longtemps, était en train de se désintégrer, qu'il y avait beaucoup
d'abus d'enfants, des marqueurs, que les familles étaient en train de se
désintégrer. Est-ce que vous craignez un embrasement, est-ce précisément que
vous croyez qu'il y a vraiment en Israël une capacité aujourd'hui pour aller de
nouveau vers de nouvelles discussions ?
Finkielkraut : je ne sais pas,
j'ai bien peur que non. J'ai bien peur que le gouvernement Israélien actuel ne
veuille pas négocier parce qu'il n'a rien à proposer. Il se réjouit du fait
qu'il n'a pas de partenaire car s’il en avait un, ce gouvernement, je dis bien
ce gouvernement, serait bien embêté. Peut-être pas Netanyahou tout seul, mais
ceux qui le soutiennent. J'ai le sentiment que le premier ministre israélien
veut se maintenir au pouvoir à tout prix, donc il est un peu le prisonnier de
sa coalition. Et quant à savoir s'il y aura ou non un embrasement, ce n'est pas
à moi de le dire, mais en effet on peut craindre en tout cas un regain des
attentats terroristes. Et là encore, cette désintégration de la société
gazaouite, on ne doit pas l'imputer à Israël et à Israël seulement. Elle est
inquiétante pour Israël, mais les Israéliens se sont retirés de Gaza, il
revenait au gouvernement de Gaza de tout faire pour assurer à ses
ressortissants, à ses citoyens, une vie décente. Ce gouvernement a choisi la
voie de l'affrontement, il s’est condamné lui-même au blocus. Il est le premier
responsable de la désintégration de la société.
Élisabeth Lévy : … qui comme vous
l’avez dit est inquiétante pour Israël. Dernière question Alain Finkielkraut. J'ai
parlé de la réprobation d'Israël. Il m'a semblé néanmoins qu'elle était peut-être
parce que les gens s’intéressent moins à ce conflit malgré tout, qu’elle était un
tout petit peu plus mesurée, y compris dans les médias. Est-ce que c'est votre
sentiment ?
Finkielkraut : dans les médias
oui, la désapprobation évidemment est générale, mais cette désapprobation ne
débouche pas sur l'indignation. On verra s'il y a des manifestations, on verra
comment réagiront les quartiers populaires, si on fera la vie plus difficile
aux Juifs encore qu'elle n'est déjà dans ces quartiers. Mon inquiétude porte
sur le monde musulman. Voir des manifestants à Kaboul, en Irak, en Indonésie
même, c'est très inquiétant, parce qu'on a l'impression que la Palestine n'est
pas une nation composée de chrétiens et de musulmans, mais le fer de lance du
monde islamique tout entier. Alors est-ce que la Palestine c'est 1 milliard
d'habitants ou non ? Voilà aussi la question que je me pose avec une
certaine terreur.
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