Des problèmes bancaires, la gestion des retraites, et les pénuries d'eau, s'ajoutant à des aventures militaires coûteuses, provoquent un profond sentiment de malaise dans le pays.
Selon les médias, une hausse des prix de la volaille a déclenché les manifestations de ces derniers jours en Iran. S'ils disent vrai, l'étincelle a embrasé de l'amadou accumulé de longue date. Les autorités iraniennes affirment que le bond de 40% du prix des œufs dans certaines villes iraniennes est la conséquence d'une épidémie de grippe aviaire passagère. Cependant le prix des œufs avait déjà augmenté de près de 30% en glissement annuel en novembre. Le taux de change du rial au marché noir iranien est tombé à 39 000 rials pour 1 dollar, à 42 000 rials pour 1 dollar en décembre, ce qui augure d'une hausse significative mais limitée du taux d'inflation global, qui se situe actuellement aux alentours de 11%, bien en deçà des 35% de 2013.
La hausse du prix des œufs est une préoccupation, mais elle n'explique pas la férocité des manifestations. La localisation des manifestations les plus violentes est révélatrice. Radio Farda, une filiale de Radio Liberty aux États-Unis, a diffusé une vidéo dérangeante pour les smartphones le 2 janvier. Elle montrait une foule en train d'incendier le commissariat de la ville de Ghahdarijan, à 24 km de la cité antique d'Ispahan, une ville trop petite pour être visible sur Google Maps. Il semble improbable que les agences de renseignement occidentales aient des ramifications dans ce hameau du centre de l'Iran. Mais les villageois avaient leurs raisons. La rivière Zayandeh Rud ("donne la vie") qui a permis l'essor d'Ispahan, était asséchée en amont de la ville, conséquence de la mauvaise gestion par l'Iran de ses ressources en eau qui déclinent. Le réseau de distribution de l'eau de la périphérie de la ville date de sa construction par la dynastie Savafide au 17ème siècle. Il avait permis l'apparition d'une ville verte au milieu du désert du centre de l'Iran.
Les manifestations de Ghahdarijan couvaient depuis longtemps. Il y a deux ans, un conseiller du ministère iranien de l'Environnement, Issa Kalandari, avait averti que 50 millions d'Iraniens allaient être privés d'eau, en raison de l'épuisement de 70% des nappes phréatiques et du détournement anarchique des rivières. L'agriculture consomme 92% des ressources en eau de l'Iran. Des méthodes agricoles intensives en capital pourraient économiser l'eau, mais elles conduiraient les paysans à quitter leurs terres pour rejoindre des villes où sévit déjà un chômage des jeunes d'environ 30%.
Au cours de l'année écoulée, de nombreux observateurs ont mis en garde contre une crise économique imminente. "Les dépenses militaires de l'Iran en Syrie sont dans une fourchette de 6 à 15-20 milliards de dollars par an. Elle comprennent 4 milliards de dollars de coûts directs et des subventions pour le Hezbollah et les groupes irréguliers contrôlés par Téhéran ", écrivais-je le 14 mars dernier." En supposant que les estimations basses sont les plus proches de la réalité, le coût de la guerre syrienne pour le régime iranien est du même ordre que le déficit budgétaire total du pays qui tourne autour de 9,3 milliards de dollars... Le régime est prêt à sacrifier les investissements les plus urgents pour son économie au bénéfice de ses ambitions en Syrie. Selon la banque centrale, "!'Iran a réduit des 2/3 les dépenses de développement prévues, les revenus de l'État ayant été inférieurs aux prévisions au cours des trois derniers trimestres de 2017."
Selon le SIPRI (Institut international de recherche sur la paix de Stockholm) et diverses autres sources, les dépenses militaires de l'Iran en 2016 s'élevaient à 12,4 milliards de dollars. En comparaison, celles de l'Arabie saoudite étaient de 61,4 milliards (2016) et celles des Émirats arabes unis de 23,7 milliards (chiffre de 2014). Le déficit budgétaire de la période 2017-2018 a été estimé par la banque centrale iranienne à 9,6 milliards de dollars (2,1% du PIB). En comparaison, le déficit saoudien en 2017 était de 57 milliards de dollars (8,9% du PIB). Les engagements hors bilan de l'État iranien sont toutefois énormes, même selon les normes comptables douteuses des gouvernements qui abritent les marchés émergents.
Pendant près de quatre décennies, l'Iran a cannibalisé son capital physique et humain, laissant l'État islamique aux prises avec de multiples crises et un profond sentiment de malaise. La gestion de l'eau n'est que l'un des nombreux déficits cachés que l'État islamique a accumulés depuis la Révolution de 1979. Une grande partie du système de retraite iranien va faire face à une banqueroute à court terme. Le montant des déficits annuels du système de Sécurité Sociale insuffisamment financé, représente plusieurs fois le déficit budgétaire officiel. Avec une population vieillissant au rythme le plus rapide au monde, la démographie iranienne va aggraver un problème déjà critique au cours des prochaines années. L'Iran est le premier pays à vieillir avant de s'enrichir, ce qui déclenche un mécanisme de crise des retraites plus sévère que partout ailleurs.
En outre, le système bancaire iranien est insolvable. En partie à cause des tensions économiques et en partie à cause de prêts massifs consentis à des investisseurs immobiliers liés au régime. Le coût d'un plan de sauvetage pourrait atteindre 50% du PIB, le plus coûteux de l'histoire financière récente. Alireza Ramezani a écrit l'an dernier sur Al-Monitor: "Les actifs toxiques représentent 40 à 45% du total des actifs bancaires du pays, selon le journal économique Donya-e Eqtesad du 9 novembre, citant des données officielles. Près de 15% de ces actifs sont constitués d'actifs immobiliers tels que des terrains et des bâtiments. Le reste se compose de prêts non productifs et de la dette publique. Aucune donnée officielle n'est disponible sur les immobilisations des banques, mais un rapport du site Internet de Serat News de décembre estimait la valeur totale des biens immobiliers détenus par 31 banques et établissements de crédit iraniens à 448 milliards de rials (13,8 milliards de dollars), sans fournir de détails sur leurs rendement. "
L'Iran est gangrené par des banques sauvages qui offrent des intérêts jusqu'à 30% des dépôts. Au début de 2017, le régime a plafonné les taux à 15%, mais peu de banques se sont conformées à cette directive selon le quotidien économique Donya-e Eqtesad du 8 juin. Le gouvernement a réagi en laissant 10 établissements de crédit privés faire faillite. Les comptes d'épargne de millions de petits déposants ont été anéantis. Eurasia Diary a rapporté le 2 janvier, "Une vague de colère majeure est née de l'effondrement des sociétés de prêt non autorisées qui ont laissé des millions d'investisseurs les poches vides. Ces sociétés se sont multipliées dans l'espace financier libéralisé sous l'ancien président Mahmoud Ahmadinejad. Elles ont consenti des prêts sauvages pendant le boom de la construction, et elles se sont effondrées lorsque la bulle a éclaté. Rouhani a déclaré en décembre que ces sociétés de prêt avaient mis la main sur un quart du marché financier avec trois à quatre millions de comptes au moment où il arrivait au pouvoir en 2013 et qu'il avait commencé à les fermer. "
Parviz Aghili, directeur général de Middle East Bank, a estimé qu'une réorganisation complète du bilan du secteur bancaire iranien, d'environ 700 milliards de dollars, coûterait entre 180 et 200 milliards de dollars, soit 50% du PIB iranien. "Et nous ne pouvons pas nous le permettre", a-t-il déclaré, selon un rapport Reuters d'octobre 2017. Le PIB de l'Iran est un peu supérieur à 428 milliards de dollars.
Les caisses de retraite iraniennes subissent d'énormes pertes. Le Fonds de pensions de la Fonction publique (CSP) est le plus à risque, avec un million d'assurés. L'Iranian Financial Tribune indiquait le 21 novembre que le CSP «compte plus d'un million d'assurés en activité, alors que le nombre de pensionnés dépasse 1,2 million, ce qui suggère que les retraités sont plus nombreux que les assurés en activité ... ce qui est horrible». Le système de Sécurité Sociale compte 4 assurés pour un pensionné, mais au cours de l'exercice 2016-2017, "les primes ne représentaient que 21% des revenus des caisses de retraite, et les bénéfices tirés des investissements du fonds et de la vente d'actifs ne représentaient que 8% des ressources. Le déficit de ces fonds reposait sur les épaules de l'État. Actuellement, le gouvernement doit plus de 1 400 milliards de rials (35 milliards de dollars) en liquidités "à la Sécurité Sociale.
Moins de 10% de la population iranienne a plus de 60 ans, en raison d'un pic de fécondité à sept enfants par femme en 1979. Depuis, la fécondité est tombée entre 1,6 et 1,8 enfants par femme, la plus faible du monde en développement. Avec le vieillissement de la génération actuelle, le ratio des Iraniens de plus de 60 ans atteindra 35% vers 2045 et 45% par la suite au cours du siècle.
L'Iran a un peuple talentueux mais il ne peut pas leur donner un emploi. Le chômage des jeunes atteint 20%, mais cela ne tient pas compte d'un chômage déguisé à travers les 4,7 millions d'étudiants inscrits en premier cycle: "Selon l'Institut de statistique de l'UNESCO, le nombre d'étudiants inscrits dans l'enseignement supérieur a augmenté de 258% en 15 ans - de 1,3 million en 1999 à 4,7 millions en 2014", rapporte World Education News. Mais "seulement 6% des quelque 900.000 candidats à la maîtrise et seulement 4% des 127.000 candidats au doctorat auraient été admis dans un programme en 2011." Les étudiants de premier cycle représentent 30% de la population totale iranienne âgée de 15 à 30 ans. Si nous estimons de manière prudente que la moitié des étudiants sont stockés dans des usines à diplômes de masse comme l'Université islamique Azad qui abrite 1,7 million d'étudiants, le véritable taux de chômage des jeunes est de l'ordre de 45% plutôt que les 30% officiels.
L'Iran a plusieurs grandes écoles d'ingénieurs, mais la grande majorité de leurs diplômés émigrent. Au total, 3,5 millions d'Iraniens s'apprêtent à quitter le pays, selon Masoud Khansari, chef de la Chambre de commerce de Téhéran.
En additionnant les coûts de la recapitalisation du système bancaire, du renflouement des caisses de retraite et de la mise à niveau du système de distribution de l'eau, les engagements hors bilan du gouvernement dépassent largement son PIB. Bien que la dette publique directe soit faible, le régime iranien se noie dans des engagements non financés.
On ne sait pas du tout comment le régime actuel, ou un régime quelconque qui lui succéderait, résoudra ces crises imbriquées les unes dans les autres. L'Iran a besoin d'un programme anticorruption aussi intransigeant que celui de Xi Jinping et de la mobilisation des ressources publiques et privées pour renverser ce que certains analystes appellent sa "banqueroute de l'eau". Il doit ouvrir son système financier fermé et kleptomane à des entrepreneurs nationaux et étrangers qui pourront mettre au travail ses jeunes et persuader les diplômés les plus talentueux de ses écoles d'ingénieurs d'élite de rester dans le pays. Il ne peut pas en même temps s'engager dans des aventures militaires à l'étranger et poursuivre un ambitieux programme de missiles balistiques.
Le régime actuel est incapable de mener à bien cette transformation complexe et coûteuse, et aucune opposition ayant une vision claire de la manière de le remplacer n'est disponible. Les manifestations de rue indiquent que le régime a perdu sa crédibilité, ce qui rendra la manœuvre d'autant plus difficile.
Confrontés à des problèmes d'une telle ampleur, les gouvernements des pays du tiers monde réduisent généralement leurs engagements au moyen de la dévaluation et de l'inflation. Les retraites et les dettes financières de l'Iran sont dues à son peuple, mais le gouvernement continue de gagner de l'argent. La dévaluation de la monnaie et l'inflation représentent un transfert de richesses du peuple vers le régime. Au cours de l'année écoulée, le rial iranien a perdu plus de 10% de sa valeur, passant de 36 000 à 41 000 rial pour 1 dollar américain.
Le résultat le plus probable est une longue période d'instabilité ponctuée par des manifestations de rue sporadiques mais violentes, et la poursuite de la détérioration de la situation économique.
Titre original : Iran’s complex of crises catches up with the regime
Auteur : David P. Goldman, sur le site Asia Times le 3 janv. 2018
Date de première publication : 03 janvier 2018
Traduction : Jean-Pierre Bensimon
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