jeudi 1 mars 2018

L’épisode d’Arfin marque l’écroulement de l’influence américaine en Syrie

Abandonnés par Washington, les Kurdes n’ont pas eu d’autre choix que l’alliance avec le gouvernement Assad et ses protecteurs russes. Les Kurdes sont à présent une pièce sur l’échiquier de Moscou.

Washington les a laissé tomber alors qu'ils étaient bombardés par l'armée turque. Les forces kurdes assiégées dans la ville d'Afrin, au nord de la Syrie, ont demandé et reçu l'aide de la Russie. Un porte-parole de la milice kurde YPG a annoncé le 20 février que le gouvernement de Bachar al-Assad soutenu par la Russie enverrait des renforts à Afrin pour les aider.

France24 a rapporté qu'un convoi de forces pro-Assad a été pris sous le feu de l'artillerie turque à l’entrée d’Arfin. Le président Recep Erdogan a affirmé de son coté que les forces gouvernementales avaient dû faire demi-tour.

La situation sur le terrain n'est pas claire, mais ce qui est douloureux c'est que les Kurdes ont été abandonnés par les États-Unis moins d'un mois après la déclaration du Pentagone annonçant la création d'une "Force de sécurité frontalière" de 30.000 hommes, principalement composée des combattants Kurdes qui avaient expulsé l’État islamique de la zone. La Turquie a répondu au projet américain par l’invasion du nord de la Syrie et le bombardement des Kurdes, tuant apparemment plusieurs centaines de civils. Par ne pas déplaire à la Turquie, les États-Unis n'ont rien fait. Les Kurdes ont alors demandé l'aide de la Russie
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Comme l'écrivait Alfred Hackenberger dans le quotidien allemand Die Welt, le 19 février, «La Russie sera dans le camp des vainqueurs en cas d'alliance militaire syro-kurde. Cela étendrait considérablement le contrôle militaire de la Russie sur le pays. Et la Turquie devrait renoncer à son invasion d'Afrin, car une confrontation avec des soldats syriens la mettrait en conflit direct avec la Russie. "

Bien sûr, le siège d'Afrin parait être une péripétie mineure de la longue et lamentable guerre civile de Syrie, mais il se peut qu’il marque l’effondrement irréversible de l'influence américaine dans la région. Après la défaite des milices sunnites soutenues par les États-Unis, la Turquie et l'Arabie Saoudite, les Kurdes ont été formés par les forces armées américaines et allemandes. Ils représentaient la seule force efficace sur le terrain, indépendante du régime Assad soutenu par la Russie. La renaissance kurde en Syrie, a cependant suscité une réponse féroce de la part de la Turquie. Celle-ci craint que l'autonomie gouvernementale kurde qui concerne l'Irak et la Syrie à sa frontière sud-est, ne s’étende à sa propre population kurde en pleine croissance. Plus de la moitié de la population turque de moins de 30 ans sera composée de Kurdes d'ici le milieu des années 2040.

Pour l'administration américaine, ses atouts dans la région sont comme les hôtels du Monopoly, que l’on protège individuellement, pièce par pièce. Aucune stratégie unifiée ne les classe selon leur importance relative et permet de dire s’il est pertinent de les sacrifier pour un gain supérieur

Suite à leur douloureuse expérience en Irak et en Afghanistan, les États-Unis ne mettront pas d’effectifs sur le terrain au-delà de quelques milliers de forces spéciales actuellement déployées en Syrie. Les Kurdes se sont battus en tant que force auxiliaire de l'OTAN contre l'État islamique et ils désiraient vivement obtenir une alliance américaine. Les Turcs, de leur coté, ne sont que nominalement membres de l'OTAN, et ils s’en prennent aux intérêts-clés des Américains. Par exemple, la Turquie aide la Russie à contourner l'Ukraine pour livrer du gaz au sud de l'Europe via le gazoduc Turkstream. Les Turcs sont en train de négocier âprement avec les Russes, mais finalement ils joueront dans le même camp.

Il n’empêche, Washington est paralysé par la crainte que la Turquie quitte l'OTAN s’il se place du coté des Kurdes. "Personne ne veut être celui qui a perdu la Turquie", a déclaré un responsable de l'administration.

Le postulat du Pentagone, c’est qu’une autonomie kurde créerait le chaos en Irak, menaçant l'unité territoriale du pays. Le gouvernement chiite sectaire de l'Irak est désormais un allié de l'Iran. Ses milices, aux ordres de Téhéran sont déployées en Syrie. Un peu de troubles en Irak renforcerait la position de l'Amérique aux dépens de l'Iran.

Pour Washington, la politique du moindre effort a consisté à utiliser les Kurdes pour repousser l'État islamique, et ensuite, à les laisser se débrouiller tout seuls. Cela ne laissait aux Kurdes aucun autre choix que se tourner vers le gouvernement Assad et ses tuteurs russes. En conséquence, la Russie est maintenant le principal allié du gouvernement d'Assad et des milices kurdes. Milices où les États-Unis compter trouver ses troupes au sol dans la région.

Israël, le seul véritable allié local des États-Unis, en a immédiatement pris conscience. Le 12 février, le vice-ministre des affaires étrangères de Benjamin Netanyahu, Michael Oren, déclarait à Bloomberg News: «L’engagement américain est de nous soutenir, mais ils n'ont pratiquement aucun levier d’action. L'Amérique n'a pas de carte maîtresse en Syrie. Elle n'est pas dans le jeu." Deux jours plus tôt, un F-16 israélien avait été abattu par un missile anti-aérien au-dessus de la Syrie. La plupart des informations disent qu'une batterie antiaérienne syrienne a tiré un missile russe A-7 de l'ère de la guerre froide qui a détruit l'avion. Mais il existe également des informations non confirmées selon lesquelles un escadron russe aurait tiré un missile S-200. Si cela est vrai, la Russie voulait vraisemblablement faire savoir aux Israéliens qui contrôle réellement le ciel syrien.

La diplomatie d'Israël en direction de la Russie semble avoir porté ses fruits. Le 20 février, Russia Today a rapporté les propos du ministre russe des Affaires étrangères Sergueï Lavrov à l’agence Tass: "La Russie condamne la déclaration de Téhéran selon laquelle Israël doit être rayé de la carte, et elle estime que la solution des problèmes régionaux ne doit pas être envisagée au prisme d’un conflit avec l’Iran."  Selon les information de Russia Today: "La déclaration a été faite à l'ouverture de la conférence du Valdai International Discussion Club : ‘La Russie au Moyen-Orient: comment jouer sur tous les tableaux’. Il ajoutait que les tensions entre Israël et l'Iran sont croissantes et qu’il y a des raisons historiques à cela. "

La Russie ne veut pas d'une guerre israélo-iranienne, mais elle veut être la puissance régionale capable de garantir l’absence de guerre entre les deux parties. Israël doit évidemment sen remettre à Moscou après la débâcle d'Afrin qui prive les États-Unis de leur carte maîtresse en Syrie, comme l'a dit l'ambassadeur Oren. La force de protection frontalière kurde en projet était le dernier atout américain sur l'échiquier syrien, et Washington l'a abandonnée. Il est difficile d’imaginer sur quel levier les États-Unis peuvent jouer désormais.

«Les Américains jouent au Monopoly, les Russes aux échecs», tel était le titre d'un essai que j'ai publié il y a dix ans. Pour l'administration américaine, ses cartes maîtresses dans la région sont comme les hôtels du Monopoly ; on les protège individuellement et pièce par pièce. Leur importance relative n’est pas fixée dans le cadre d’une stratégie permettant d’évaluer si elles peuvent être sacrifiées dans la poursuite d’un objectif de plus grande ampleur. La Russie considère ses atouts comme des pièces sur un échiquier dont la seule fonction est de contribuer à son unique objectif, gagner la partie. Ils peuvent être sacrifiés impitoyablement lorsque les circonstances l'exigent. Washington n'a aucune stratégie - c'est-à-dire qu’il n’a aucune vision de l’horizon souhaitable – que ce soit pour la Turquie, la Syrie ou l'Iran. Et quand vous ne savez pas où vous allez, vous pouvez emprunter n’importe quelle route.


Auteur : David P. Goldman, économiste et analyste américain ; il a publié un ouvrage en 2011 How civilisations die (Comment meurent les civilisations)

Date de première publication : 21 février 2018 in Asia Times

Traduction : Jean-Pierre Bensimon

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